AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de EtienneBernardLivres


(Suite)
Le chat n'avait jamais vu la mer, monstre immense, redouté de tous les animaux de la race féline, surtout des lions.
Notre malheureux exilé s'écarta donc au plus vite de cette meute de vagues orageuses qui aboyaient au bas du précipice.
Parvenu au sommet calme d'une montagne, il prêta l'oreille et entendit, au lever de l'aurore, un bruit lointain, très connu de lui, le bruit d'une grande ville qui se réveille, le carillon des cloches, les roulements de tambour, le fracas des roues et des charrettes qui se rendent au marché.
« La ville est là, de ce côté, » a-t-il dit ; « marchons vers son bruit ; après, nous verrons. »

La campagne offre de grandes ressources aux chats pèlerins ; ils vivent de chasse, comme les sauvages Makidas ; le gibier abonde : il y a des sauterelles, des cigales, des rats des champs, des grenouilles, une carte très variée enfin, comme disent les affiches des petits restaurants parisiens. L'eau est à discrétion.

À côté de ces avantages, il y a de grands inconvénients ; il y a les chasseurs marseillais qui, ne trouvant toujours qu'un gibier absent, se vengent contre le premier chat venu ; il y a les paysans, jaloux de leurs garennes ; il y a les chiens, qui se croient obligés d'aboyer à toutes les diligences et à tous les chevaux qui passent sur la grande route, et rendent ces parages fort dangereux ; mais un vieux chat qui sait se conduire flaire de loin tous ces périls et les tient à distance avec une sûreté infaillible de coup d'œil.

Ensuite, le chat est doué d'une patience merveilleuse ; il sait se blottir, tout un jour, dans un asile reconnu sûr, après un long examen de l'ouïe et de l'odorat ; il sait attendre la nuit sombre, mère de la sûreté, et son œil phosphorique, illuminant les ténèbres, le conduit sur des sentiers inconnus de ses ennemis.

Notre pauvre voyageur a donc franchi, sans encombre, la campagne, toujours guidé par le bruit de la ville, bruit qui s'est fait plus distinct chaque jour.
C'était beaucoup, sans doute, d'arriver jusqu'à la limite de l'octroi ; mais il fallait trouver une maison dans une ville de cent soixante mille âmes, qu'on avait traversée une seule fois, et dans un sac.

Marseille est une ville qui ressemble assez à Constantinople, à cause de l'abondance de ses chiens errants.
Tout marin a un chien auquel il est sincèrement attaché ; mais, au moment du départ, il abandonne cet ami fidèle dans une auberge, et l'animal, privé de son maître, passe sa vie à le chercher dans tous les quartiers de Marseille.
C'est de la même manière que Constantinople s'est peuplée depuis Mahomet II.

Notre chat connaissait ce fléau errant, car, pendant dix ans, du haut de la fenêtre du musée, il avait vu défiler toutes les espèces canines, depuis le molosse de Laconie jusqu'au King's Charles ; il fallait donc s'avancer avec une prudence méticuleuse, sonder le terrain à tâtons, éviter le grand jour, ne se confier qu'aux ténèbres, avoir l'œil ouvert sur les soupiraux des caves, vivre frugalement, se contenter de peu, comme le rat d'Horace, contentus parvo, enfin, changer de domicile tous les jours avant l'aube, pour se rapprocher davantage de la maison et gagner du terrain vers le but.

Le moment est venu de dire sur quoi comptait le chat voyageur.
Un grand fracas, mêlé de tous les bruits, de tous les murmures, de toutes les clameurs, lui avait fait connaître le point de l'horizon où se trouvait la grande ville.
Une fois arrivé dans Marseille, il comptait sur un bruit particulier et bien connu, qui devait lui signaler le quartier où fut son berceau.
Tant qu'il n'entendait pas ce bruit spécial, il fallait marcher, marcher toujours, loin des chiens, loin des hommes, loin des enfants, loin du jour.

Le musée de la ville possède une horloge qui a le privilège de sonner toujours quelque chose.
Les heures ne lui suffisent pas. Elle sonne les quarts et les huitièmes, et fait même précéder chaque sonnerie d'une légère cavatine d'avertissement. On est prévenu, on écoute.

Pendant dix ans notre chat voyageur avait entendu retentir cette horloge verbeuse au-dessus de sa tête.
À l'âge de la jeunesse, il avait joué tant de fois avec les plombs de cette horloge, et avait arrêté ses mouvements, au grand désespoir du directeur du musée.
Tant que notre pauvre chat, errant de cave en cave, n'entendait pas la sonnerie du toit paternel, il se disait à lui-même : « Je ne suis pas dans le quartier ; allons plus loin. »

Et, sans impatience, sans découragement, il se remettait en route avec les mêmes précautions, dans les ténèbres, prêtant l'oreille aux horloges, et n'entendant jamais la sienne, celle qu'il aurait reconnue dans un concert de tous les clochers italiens.

Le hasard, qui ne sert jamais les malheureux, aurait pu conduire plus vite l'animal errant dans une bonne direction, et lui épargner bien des mauvais jours ; mais, en appréciant la durée de l'absence, quatorze mois, il est permis de supposer qu'il aura pris le plus long chemin, et qu'il n'est enfin arrivé dans le quartier du musée qu'après avoir parcouru tous les carrefours de la vieille ville.

Alexandre, Annibal, Fernand Cortez, Robinson Crusoë, ont dépensé beaucoup moins d'intelligence et de ruses de guerre que ce chat, dans sa campagne de quatorze mois.
S'il avait pu écrire son odyssée, il n'y aurait pas de lecture plus émouvante. Le nombre de périls qu'il a conjurés, le nombre de calculs qu'il a faits doivent être prodigieux.
Et lorsqu'enfin il a entendu dans le lointain, à minuit, la sonnerie prolongée de son horloge, tout ne finissait pas pour lui ; il avait encore bien du chemin à faire, et beaucoup de batailles à livrer aux chiens.

D'abord, il ne fallait pas se laisser emporter étourdiment par une joie dangereuse ; si près du but, il ne fallait pas compromettre la réussite par trop de précipitation.
Un homme aurait échoué en pareil cas ; l'animal, sans avoir lu le moindre chapitre sur l'exaltation étourdie, a manœuvré comme le premier jour ; il a maîtrisé les émotions de cette joie fatale qui met un voile sur les yeux et fait échouer au port ; il n'a rien voulu donner au hasard, même à sa dernière étape, à son dernier ruisseau, à son dernier mur, à son dernier pas ; et il est arrivé sain et sauf.

Quelle leçon pour l'homme, qui arrive aux sottises par la réflexion, qui apprend les mathématiques pour soutenir que 2 et 2 font 5, et étudie des cartes de géographie pour se briser contre un écueil !
Commenter  J’apprécie          123





Ont apprécié cette citation (12)voir plus




{* *}