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Citation de PATissot


( Moscou, 1942 )
Je voyais à chaque pas l'expression d'une volonté brutale et logique, je voyais des milliers de visages fermés ou hostiles, et je sentais l'infinie disproportion des forces physiques de la Pologne et de cet empire qui, depuis trois ans, avait exterminé plus de Polonais qu'au cours de toute notre histoire.
Je n'arrivais pas encore à croire que les nôtres avaient été massacrés.
Je me leurrais de l'espoir qu'ils étaient dans la région de la Kolima ou sur la Terre de François-Joseph mais je ne voyais plus quelles démarches faire pour découvrir enfin le lieu de leur détention.
Dans ces rues où le vent balayait la neige grise j'étais poursuivi sans relâche par " Le Cavalier d'Airain " de Pouchkine. Je ne m'étonnais pas que , dans la première version, le poète ait pris pour héros se son poème un Polonais exilé qui, ayant maudit le cavalier d'airain, monument élevé à Pierre le Grand, se voit poursuivi par celui-ci à travers les rues vides de la capitale des tsars.
Le jour de mon départ, je rentrai à l'hôtel transi et déprimé. Pendant ma dernière flânerie à travers la ville, j'avais été accosté par un passant qui avait appelé un agent de police afin que celui-ci contrôlât mes papiers. Un groupe de gens aux regards sournois, hostiles et impatients m'avaient entouré. Ils espéraient que mes papiers ne seraient pas en ordre et qu'ils pourraient enfin faire justice d'un espion ou d'un parachutiste ennemi. A leur grand regret j'étais en règle, et fus relâché séance tenante.
Je traversais en hâte le hall de mon hôtel assombri par les vitres peintes en bleu outremer. Comme je me dirigeais vers l'ascenseur, je croisai un vieux Juif, vêtu d'un paletot au col de fourrure jaunâtre et usé. Sa figure était ridée, ses yeux fatigués sous les paupières rougies. Il me fixa attentivement. Encore sous l'impression des mauvais regards qui venaient de m'accabler, j'accélerai le pas en passant devant lui, mais voilà que tout d'un coup j'entends ces mots dits à voix basse :
- Je vous regarde, monsieur, et j'ai envie de pleurer. Votre uniforme est bien un uniforme polonais ? Alors, vous êtes un officier polonais ?
Je lui dis que oui.
- Moi aussi je viens de Pologne, poursuivit-il. Je suis du district de Pinczow, j'y avais ma maison, à la campagne. Si seulement, avant de mourir, je pouvais revoir mon pays, je mourrais sans regret.
Il me vint alors l'idée de lui donner un exemplaire de la revue " Polska ", éditée par notre ambassade à Kuybishev. Je l'invitai à monter dans ma chambre, et nous prîmes l'ascenseur. Sans faire aucune attention au liftier, le vieil homme parlait intarissablement, comme pressé par le besoin de dire ce que jusqu'alors il n'avait pu dire à personne, comme s'il avait à reconnaître quelque faute commise envers la Pologne. Il l'avait quittée en 1915, et n'y était jamais retourné ; il l'avouait, il s'en confessait. Nous longeâmes un interminable couloir, il parlait sans arrêt.
Dans ma chambre, je luis remis la revue que j'avais laissée sur la table. En première page, il y avait une photo de la place du Château de Varsovie, complètement détruite. On apercevait, à travers les décombres et les charpentes calcinées, la colonne du roi Sigismond et, dans le lointain,les tours gothiques de la Cathédrale Saint-Jean. Le vieux Juif jeta un regard sur cette photographie, s'appuya au dossier de la chaise, baissa la tête et se mit à sangloter, Puis, il souleva la revue comme une relique, et, prenant à peine congé de moi, se retira.
- Si vous connaissez d'autres Polonais, lui dis-je, l'arrêtant au seuil de la porte, passez leur cette revue.
- Oh oui, dit-il, je connais un docteur. . .
Il sortit et subitement c'est moi qui me mis à pleurer. Après ces journées d'attente, parmi tant d'étrangers au visage haineux, après des flâneries à travers cette ville de pierre, balayée par un vent glacial, envahi par des pensées lugubres sur la Pologne étranglée et massacrée - ce pauvre Juif m'avait sauvé du doute et du désespoir.
( . . . )
Partout, je rencontre des personnes silencieuses qui semblent vouloir nous demander quelque chose. Une jeune fille vêtue d'une vieille veste en peau de mouton brodée, comme on en portait à Zakopane, les pieds enroulés dans des haillons, des cheveux d'un noir de jais encadrant un visage florentin aux traits purs et des yeux noirs trop fixes. Une femme que je croise sur la route allant au bureau : son visage fin est labouré de rides, ses cheveux gris coupés courts. Elle suit le milieu de la route, dans la boue jusqu'aux chevilles, dans un étroit, élégant fourreau bleu marine qui a pu être fait à Paris, il y a des années ; elle est chaussée d'énormes bottes soviétiques en cuir non tanné. Ses mouvements, sa svelte silhouette sont jeunes, - sa figure est celle d'une vieille femme et ses bottes sous la robe " parisienne " ont presque l'air d'un caprice d'élégante.
En passant devant les bureaux de l'état-major, j'aperçois un gendarme conduisant un gamin de quatorze ans environ. Celui-ci est tout rouge, les joues ruissellent de larmes et ses yeux gris sont effarés. Sa mère est à Semipalatinsk, son frère dans l'armée. Le père est mort dans le nord. Sa mère l'a envoyé à l'armée pour lui sauver la vie, pour le remettre en contact avec la Pologne. On l'a fait entrer à Wrewsk, où on fonde une école prémilitaire. Mis en quarantaine après son arrivée, il s'en est échappé " parce que tout le monde meurt là-bas ". Les gendarmes l'ont arrêté à son arrivée à l'état-major. Avec quelques camarades, nous arrivons à leur reprendre le gamin. Ostrowski qui est à ce moment directeur du service photographique et cinématographique de l'armée, souffrant lui-même encore des suites du scorbut, le prend sous sa protection. " Qu'on essaye seulement de toucher à ce petit ! " - Mais qu'allons-nous en faire ? Le centre de désinfection est déjà fermé et le délinquant est toujours pouilleux C'est comme cela que le typhus se répand. On ne sait où le mettre. Heureusement une femme amie de sa mère qui se trouve là par hasard l'emmène chez elle.
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