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Citation de Dorian_Brumerive


À tromper Vaudrey, elle n'avait pas grand mérite. Sulpice était aveuglé littéralement par cet amour. Il avait été, un moment, sur le qui-vive, lorsque Jouvenet lui avait conté que son secret ne lui appartenait plus. Pendant quelque temps, il semblait alors se détacher de Marianne; mais, après de nouvelles précautions prises, il revenait avec des frémissements ardents vers cet hôtel de Mlle Vanda, où l'attendaient les baisers, un peu las, de sa maîtresse.
Des mois passaient ainsi, tout l'été, les vacances de la Chambre, la saison morte de Paris. Adrienne partait, un moment, pour le Dauphiné où Vaudrey allait présider le Conseil Général, et elle retrouvait avec des joies d'enfant la vieille maison de Grenoble où elle avait autrefois vécu si heureuse ! Et même sous ce toit, entre ces murs témoins de ses amours honnêtes, surtout devant eux, Vaudrey pensait à Marianne, n'avait d'autre idée que de la revoir, de la tenir dans ses bras, et, chaque jour, il lui écrivait des lettres éperdues qu'elle parcourait à peine du regard en haussant les épaules, et qu'elle brûlait sans y attacher d'importance.
Lui, au fond de sa province, s'ennuyait, dans le continuel fracas de fêtes, de réceptions en son honneur, de discours à prononcer, de cérémonies à présider, de députations à recevoir, de statues à inaugurer. Des statues ! Toujours des statues ! Et on le traînait, dans les petites villes, à Allevard ou à Marestel, de la mairie à la grande place, entre des haies de pompiers, dans des cortèges bruyants, où les cuivres lui crevaient les oreilles, sous des tentes rayées de rose, tapissées de drapeaux tricolores, devant des défilés interminables de Sociétés de Gymnastique, d'orphéons, de corporations, d'associations, d'Amis de la Paix ou d'Amis de la Guerre ! Et c'était des harangues éperdues, des dévidages de lieux communs, des discours émaillés de latin de professeurs de rhétorique, des professions de foi politiques de conseillers municipaux éloquents, tout satisfaits de happer un ministre au passage. Ce que Vaudrey en entendait de ces harangues ! Plus qu'à la Chambre. Plus drues, plus serrées, plus implacables qu'à la Chambre. Et des avis et des considérations politiques et les remontrances qui se terminaient en demandes de places ! Des cantates qui sollicitaient des subventions ! Partout des demandes, demandes de subsides, demandes d'allocations, demandes de secours, demandes de croix ! C'était le harassement, l'énervement, la courbature, l'assourdissement. Ils voulaient le tuer en criant : "Vive Vaudrey !".
Le préfet et le général commandant la division, flanquaient éternellement Vaudrey, ce supplicié trainé entre ces deux habits brodés. Sulpice entendait, des lèvres du préfet, tomber la même harangue banale : le progrès, l'avenir, la fusion des partis et des intérêts, la grandeur du département, les cotonnades et les tanneries, la splendeur du ministre qui... du ministre que... de l'enfant glorieux du pays... de l'Aigle du Dauphiné ("Vive Vaudrey !","Vive Vaudrey !"). Le général du moins variait ses effets, grondait, serrait les poings, et Vaudrey, le jour de l'inauguration de la statue d'un certain M. Valbonnans, ancien député et notable fabricant de gants, - gloire du pays, lui aussi, - avait entendu le guerrier murmurer, du matin au soir, dans un mouvement de machoire qui faisait sauter sa barbiche : "J'aime le bronze !... J'aime le bronze !...", avec une persistance qui stupéfiait le ministre.
C'était peut-être le seul souvenir un peu gai des tournées de Vaudrey dans l'Isère. Ce couronnement éternel du général : "J'aime le bronze ! J'aime le bronze !" l'avait mis en éveil, et il se demandait gaiement quel diable d'appétit avait là ce militaire qui répétait son mot d'un ton goulu, assis à côté de lui sur l'estrade, tandis que les orphéons chantaient un hymne en l'honneur de feu M. Valbonnans composé pour la circonstance par un amateur de la ville :
"Chantons, oui, chantons M. Valbonnans,
Le meilleur fabricant de gants,
Élégants !"
Tandis que les fanfares reprenaient au refrain et que les pompiers découvraient, dans une immense acclamation, la statue de M. Valbonnans, portant ces mots sur son socle : "À l'inventeur, au patriote, au négociant"; tandis encore qu'à son oreille gauche le préfet reprenait son éternel discours : la ganterie, gloire de l'Isère, le progrès, les intérêts, la grandeur du département, le ministre qui... le ministre que... ("Vive Vaudrey !"), Sulpice entendait toujours, même au milieu des acclamations, le grondement de machine du général répétant, ressassant, remáchant :
- "J'aime le bronze ! J'aime le bronze !"
Le soir du banquet, le ministre avait enfin l'explication de cet amour farouche. Le général se levait, serrait son verre à le briser, et pendant que le parfait fondait dans les assiettes, il s'écriait, de sa grosse voix, comme sur le front de sa division :
- J'aime le bronze !... J'aime le bronze, parce qu'il sert à la fois à élever des statues et à fondre des canons ! J'aime le bronze dont la voix gagne les batailles, l'artillerie étant aujourd'hui l'arme supérieure, quoique la cavalerie soit la plus chevaleresque ! J'aime le bronze qui est l'image du cœur du soldat et je voudrais voir à notre pays une armée d'hommes de bronze qui... que...
Il s'embarrassait, s'embrouillait, roulait des yeux blancs dans une face pourprée et, pour en finir, brandissait son verre comme il l'eût fait de son bancal et, aux applaudissements frénétiques des convives, hurlait vaillamment :
- J'aime le bronze ! J'aime le bronze !
Vaudrey avait failli éclater d'un fou rire, malgré toute sa dignité ministérielle, et quand il était rentré à Grenoble, sa voiture pleine des fleurs qu'on lui avait lancées, il n'avait, à Adrienne lui demandant s'il avait bien parlé, si cela avait été beau, rien répondu, en jetant à terre ses bouquets, que :
- J'ai beaucoup ri ! Mais je suis écrasé, abruti ! Quelle migraine I...
C'était tout cela que Sulpice écrivait, racontait à Marianne, en Iui disant, le naif : "Ah ! toutes ces voix qui m'acclament ne valent pas une parole de la tienne ! Quand te reverrai-je, Marianne, chère âme ?".
- Le plus tard possible ! disait la chère âme.
Elle voyait même avec un ennui profond l'été finir, l'automne commencer et venir l'approche de la saison parlementaire qui ramènerait Vaudrey et lui infligerait la présence de son amant. Sulpice lui donnait largement ce qu'il fallait à ses appétits de luxe, et c'était bien pourquoi elle ne se décidait pas à rompre, quoique depuis longtemps cet homme fût sacrifié dans son esprit.
- "Ah ! quand je pourrai le balancer !" disait-elle avec son ton de fille.
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