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Citation de Dorian_Brumerive


Il lui fallait maintenant se contraindre pour s'intéresser à ce duel qui l'eût passionné, quelques mois auparavant. La lune de miel de son amour pour le pouvoir était passée. Il avait trop ressenti, un à un, les écœurements de cette situation qu'il enviait afin de faire le bien, de réformer, d'agir, et où il se heurtait, depuis les premières heures, à la Routine, aux vieilles idées, aux petites ambitions, à tous les intérêts, à tous les égoïsmes. Il avait rêvé une sorte de Chimère emportant le pays vers le Progrès sur ses ailes étendues : il s'était trouvé pris dans l'engrenage poudreux d'une machine usée, et sentant l'huile rance qui tralnait l'État comme l'eût fait quelque cheval poussif. Alors, peu à peu, la lassitude et le dégoût étaient entrés dans le cœur de ce croyant qui voulait vivre, s'affirmer, en finir avec tant d'abus, et à qui ses collègues, ses chefs de division, ses chefs de service, le chef de l'État lui-même, répétaient prudemment :
- "N'innovez pas ! Laissez aller ! Cela a marché ainsi pendant si longtemps ! Â quoi bon changer ? Cela marchera bien encore !"
Ah ! C'était à secouer le joug et à tenter l'impossible ! Vaudrey se trouvait placé entre ses rêves les plus chers et la plus écœurante des réalités. Ce n'était pas des réformes qu'on lui demandait, c'était des places. Ce n'était pas le progrès que poursuivaient ces hommes chargés du sort du pays, c'était leurs intérêts propres, leurs intérêts de boutique et de terroir. Il en avait comme la nausée. Il les prenait en mépris, ces députés qui assiégeaient son cabinet et emplissaient son antichambre pour demander, réclamer et quémander. Tous, étranglés eux-mêmes de sollicitations par leurs électeurs, sollicitaient quelque chose, Ils apparaissaient à Sulpice non comme les serviteurs, mais comme les domestiques du suffrage universel. Cet abaissement devant les manieurs de bulletins indignait Vaudrey. II sentait avec effroi que la France devenait peu à peu un vaste marché aux promesses, une nation où tout le monde demandait des places à quelques-uns qui, pour garder la leur, les promettaient toutes. Les ministres, cramponnés à leur situation, devenaient les domestiques des députés, domestiques eux-mêmes de leurs électeurs. Tout se tenait dans un vaste réseau de sollicitations et de marchandages. Et dans tout cela, la haine du talent vrai, l'âpre égoïsme, l'étroitesse navrante des idées !
Sous l'Empire, au temps où l'empereur, effaré, se sentant isolé, demandait, cherchait un homme, Vaudrey se rappelait qu'on lui avait conté l'histoire de cette sonnette des Tuileries spécialement destinée à avertir les chambellans de l'entrée au château d'un visage nouveau, de la visite d'un inconnu, afin que la camarilla, prévenue par ce timbre particulier, eût le temps de se mettre sur ses gardes et d'éconduire le nouveau venu qui pouvait devenir un appui pour le maître, mais un danger pour les serviteurs.
Eh bien, Sulpice ne l'entendait pas, cette sonnette invisible et sourde, mais il la devinait, il la devinait autour de lui, avertissant les intéressés, toujours prêts à chasser l'inconnu; il sentait que son fil secret était partout étabii autour des puissants, puissants de quatre jours ou d'un quart de siècle, et que, tant qu'il y aurait au monde un pouvoir, il aurait des courtisans, et que ces courtisans, âpres au morceau, empêcheraient l'inconnu, c'est-à-dire la vérité, d'arriver jusqu'à la lumière, de crainte qu'il ne se fit, cet inconnu, la part du lion, et ne chassât les mouches du gâteau de miel. Aussi comme il en avait, de ce pouvoir passager, inutilisé malgré lui, la nausée et le mépris ! Un pouvoir qui le mettait à la merci de la criaillerie d'un collègue, d'un ennemi, à la merci lui-même de ce maitre tout-puissant, et si facilement mécontent : Tout le monde.
Il avait vu de trop près les intrigues basses, les tripotages attristants, la triture de cette cuisine politique dont tant de gens, ce Warcolier, avec sa faconde rhétoricienne, ce Granet, avec son petit sourire de supériorité, étaient avides de tenir la queue de la casserole. Il se rappelait un mot que Denis Ramel lui avait souvent répété : "À quoi bon se démener pour avoir une place au soleil ? Les meilleures sont à l'ombre !".
Il lui prenait des colères contre ses propres ambitions, contre son manque d'énergie qui l'empêchait de balayer les obstacles - hommes et idées de routine, et il se rappelait avec une amertume navrée cette entrée aux affaires, dans une clarté d'apothéose, et ses rêves, ses pauvres beaux rêves ! : "Un grand ministre ! Je veux être un grand ministre !".
Ah ! Bien oui ! On est ministre, voilà tout ! Et c'est assez ! Et c'est souvent trop ! Nous verrons bien ce qu'il fera, lui, ce Granet, qui doit faire tant de choses !
Vaudrey riait nerveusement.
Ce qu'il fera ? Rien ! Rien ! Et rien ! C'est bien simple ! Pour faire quelque chose il faut être un grand homme et non un politicien tout étourdi de se trouver au sommet du pouvoir.
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