Pépé se hâta de retourner dans sa cuisine. Il débrancha la bouilloire qui sifflait et versa l’eau frémissante dans une théière en fonte noire qu’il avait « rapportée du Japon ». Il y jeta deux poignées de feuilles vert foncé. Jane le suivit dans le salon avec des tasses et un paquet de galettes bretonnes. Pépé n’arrêtait pas de parler tout en mâchant bruyamment.
« Hier soir, j’ai regardé un reportage sur les loutres. Tu sais que ce sont des animaux très amoureux ?
——Pépé… il faut que je te demande quelque chose… En fait… je…
——Il paraît que les hippopotames choisissent un partenaire pour la vie. Tu y crois, toi ?
——Pépé… je…
——J’ai du mal à y croire, quand même. Tu reprends du thé ?
——Oui… Merci. »
Ben était parti en titubant récupérer son vélo. Son quartier, station Pyrénées, n’était heureusement pas loin et, grâce à l’alcool, il ne redoutait même plus le froid. Cependant, il avait du mal à manoeuvrer son vélo, manquant plusieurs fois de perdre l’équilibre. Trop de pensées faisaient la pirouette aux quatre coins de son esprit. Il se sentait lourd, comme submergé par quelque chose d’indéfinissable. Il réfléchissait à tous ces êtres perdus qui traînaient derrière eux leur corps comme un poids dont ils n’arrivaient pas à se défaire. Des masses de chair humaine, errant dans les rues. Des somnambules qui transformaient ce monde en un lieu hostile et pathétique. Les rues de Paris en étaient infestées. Ben ne parvenait pas à savoir s’il en faisait partie ou pas.
Et cette nuit, comme toutes les autres, assis sur son matelas, dans l’obscurité, Ben observa le décor qui l’entourait. Mais cette fois, le lourd silence qui pesait entre les murs, les ombres floues qui habitaient la chambre, les bruits de klaxons et de sirènes qui retentissaient au loin, lui paraissaient tellement irréels et insignifiants qu’il en eut la nausée. La vue de ce squat, même dans la pénombre, lui répugnait. Plus encore qu’à l’ordinaire, Ben ressentit en cet instant l’envie de vivre se défiler. De même qu’il lui arrivait parfois de s’imaginer terne, mort parmi les vivants bienheureux.
Que diable fichait-il encore ici ?
Baba posa sur Jane un regard plein de candeur, puis revint aux clichés qui décoraient les murs d’habitude si insignifiants de la station Blanche.
« Vous devez vous dire que c’est idiot d’exposer ici ?
——Vous pensez que c’est stupide de jouer sur les quais ? »
Ils échangèrent un sourire entendu. Un vent chaud s’échappait des bouches d’aération. Un sifflement retentit au loin, une rame approchait à vive allure pour brusquement freiner derrière Jane et Baba. Les portes s’ouvrirent, personne ne descendit. L’alarme résonna. Le métro redémarra.
Elle se réveilla en sursaut. Pantelante, elle alluma la petite lampe de chevet. Se leva. Il faisait froid dans la chambre. Elle s’approcha de la fenêtre. La nuit était noire et glaciale. Sara éclata en sanglots. Elle enfila un pull par-dessus sa chemise de nuit et glissa ses pieds nus dans ses bottes. Dehors, le vent s’était levé. Sara ne pouvait plus retenir ses larmes. Comme son père. Comme dans son cauchemar. Elle articula avec peine lorsqu’elle appela Jérôme de la cabine à quelques mètres de l’hôtel.