AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


Julia Kristeva
Entretien avec Julia Kristeva

Alain Braconnier : Votre dernier livre, “La Haine et le Pardon”, parcourt et complète les quatre grands thèmes que vous avez approfondis depuis le début de vos travaux psychanalytiques : le rôle du langage, de la narration et de l’écriture, la question du féminin, largement inachevée par Freud et même ses successeurs psychanalystes femmes, l’interrogation suscitée par le religieux et le phénomène de la croyance, enfin l’apport contemporain de la psychanalyse. Pourriez-vous établir un fil personnel permettant à nos lecteurs de comprendre les liens qui vous ont permis de vous pencher successivement et conjointement sur ses différents thèmes de recherche ?

Julia Kristeva : L’ambition de Freud est, à l’origine et fondamentalement, thérapeutique : son génie théorique, sa vaste culture de juif qui a fait siennes les idées de l’Aufklärung, nous le font souvent oublier. Confronté au délire des êtres parlants que nous sommes, il découvre que c’est le désir qui en est l’onde porteuse, et que, dans cette intersubjectivité amoureuse que sera le transfert, le langage est le meilleur véhicule et le moyen optimal (le seul ?) nous permettant à chacun de reconstruire infiniment nos identités fragiles et toujours menacées. Si je résume ainsi à la fois le pessimisme freudien et son engagement thérapeutique, c’est aussi pour esquisser l’ampleur aussi bien que les limites de sa démarche, de notre démarche.

4D’abord l’ampleur : la psychanalyse est une clinique, un champ restreint, un “cadre” assorti de théories, mais elle est aussi intrinsèquement dépendante des conditions d’existence, des analysants, et des analystes. Ceci ne veut pas seulement dire que le “hors-cadre” nous intéresse et qu’il s’entend dans le transfert et le contre-transfert. Mais aussi que les “faits” psychiques qui nous préoccupent sont immédiatement des “données” sociales, historiques et politiques. Il en est ainsi du réglage désir/amour, besoin de croire/illusion, et jusqu’aux frontières de la différence sexuelle féminin/masculin. Les “données à penser” psychanalytiques sont des universaux, certes mais elles sont aussi des économies ou des structures mobiles, malléables dans l’histoire des humains : Freud n’a cessé de les appréhender ainsi dans son archéologie de la civilisation. Et nous devons reconnaître que nous avons du mal à poursuivre et à actualiser cette perspective.

Découvrir Cairn-Pro5Maintenant les limites : dans Moïse et le Monothéisme, Freud considère que “le premier individu dans l’histoire de l’humanité” est Amenhotep IV, ce pharaon de la XVIIIe dynastie qui imposa le monothéisme à son peuple, à l’époque même où aurait vécu Moïse. Freud fait par là l’aveu que le sujet de la psychanalyse est tributaire du sujet du monothéisme : d’ailleurs, les prémices de la découverte freudienne sont ancrés dans l’Oedipe-Roi de Sophocle, avec le rôle structurant du père que suppose l’interdit de l’inceste. Etre de carrefour (on se souvient qu’Oedipe a tué son père à un carrefour en forme de À, le gamma grec, bifurcation entre le désir et le meurtre), amant de sa mère, Jocaste, et meurtrier de son père, Laïos, Oedipe doit cependant reconnaître ces crimes pour libérer Thèbes de la peste. En menant son enquête, en s’interrogeant, en pensant, l’homme du désir et du meurtre “psychologise”, ou mieux, subjective le destin infligé par les dieux et, à ce prix seulement, peut se constituer comme un sujet tragique divisé c’est-à-dire, tout à la fois sujet du désir et sujet du savoir. En effet, son désir de savoir la vérité en l’énonçant ne s’accomplit qu’au prix du renoncement à son désir, de la culpabilité et du châtiment : autant d’équivalents à l’acceptation de la vérité en même temps que de l’autorité paternelle et/ou de la cité. On comprend que le mythe grec, modulé dans le texte de Sophocle qu’il faut bien appeler contraignant, voire carrément légiférant, ait pu séduire Freud, soucieux de reconnaître la jouissance, avec ses délices et ses risques, pour la symboliser par les moyens conjoints de l’interdit et du savoir. Car “la jouissance est interdite à qui parle comme tel”, “elle ne peut être dite qu’entre les lignes pour quiconque est sujet de la Loi, puisque la Loi se fonde de cette interdiction même” (Lacan). Le fondateur de la psychanalyse dessine ainsi, à la fois sa conception de la subjectivation tragique qui constitue le sujet parlant comme sujet de la Loi, et l’éthique de la psychanalyse, son pessimisme actif, sur lesquels l’expérience analytique s’appuie. Il est impératif de le rappeler, car les “nouvelles maladies de l’âme” qui dévoilent aujourd’hui les soubassements de cette subjectivation -lesquels demeurent bien souvent irréductibles à celle-ci- font apparaître des difficultés sinon des impossibilités d’individuation dans certains états régressifs, évoquant donc des expériences humaines d’un autre type, qui interpellent la légitimité du cadre analytique, en mettant en cause l’universalité de l’oedipe elle-même. Par exemple, l’Orestie d’Eschyle n’ouvre-t-elle pas en effet à une “subjectivité” bien différente, rebelle à la Loi paternelle et, dans une sorte de survivance du mythique matriarcat, nécessitant le fantasme du matricide comme une condition psychique libératrice ? C’est ce que Mélanie Klein suggérera. De même, faut-il oublier Euripide et ses Bacchantes, et le duel Penthée/Dionysos, qui propose au moins deux voies dans la traversée du maternel : la mère-version de Penthée et la sublimation dionysiaque, dont la “double naissance” préfigurera la résurrection christique ? La liste est encore longue des “oublis” de Freud, qui n’ont pas manqué de susciter les innovations de la clinique moderne, du côté des liens précoces mère-enfant comme de celui de la psychose ou de l’autisme. Et la tentation est grande de secouer les topiques freudiennes elles-mêmes, au profit d’une “troisième voie”, ou, de manière moins “parricide”, de coiffer la problématique oedipienne des modèles de la fragmentation psychique et des états-limites.
Mon exploration des expériences esthétiques de la modernité (littérature et arts plastiques), au voisinage de la psychose, de même que l’expérience que j’ai faite d’un régime totalitaire réprimant les possibilités créatrices des individus, en faisant peser sur eux la menace d’une automatisation aggravée dans un cadre politique et culturel schizoparanoïde, m’ont convaincue qu’il était nécessaire d’ouvrir l’écoute psychanalytique à de nouvelles configurations psychiques, et que, par conséquent, de nouvelles attitudes interprétatives s’imposaient dans la conduite des cures, en deçà et à côté de l’oedipe. La crise du “monotonothéisme” (pour reprendre le mot de Nietzsche) malgré les flambées des “retours de la foi” et autres spirituals revivals, le mélange d’intégrisme et de nihilisme engendré par la globalisation, l’augmentation des “nouvelles maladies de l’âme” (toxicomanies, psychosomatoses, schizophrénies mélancoliques, vandalismes, perversions morbides masquant des dépressions graves dans l’exaltation maniaque de jouir à mort, etc.), toutes ces manifestations qui dominent l’époque post-moderne nécessitent, de toute évidence, que soient reconsidérés aussi bien les antécédents que les faillites du sujet oedipien (désir-culpabilité-perlaboration-sublimation).

7Je suis persuadée cependant que les “topiques du clivage” entre vrai et faux self qui s’imposent dans l’actualité de la psychanalyse, la non-mentalisation ou l’inconscient primitif hors représentation fondés sur les fantasmes originaires et les phénomènes d’identification projective d’ordre affectif plutôt que cognitif, n’ont pas d’autonomie spécifique, mais relèvent de symptômes ou de pathologies subjectives qui peuvent s’entendre et se traiter seulement à l’horizon de l’intégration oedipienne névrotique. Il ne s’agit pas de les réduire à cette approche, mais de se souvenir, en toute lucidité, que c’est en elle que se situe impérativement l’analyste s’il ne veut pas se faire complice de la “peste” : peste de la complaisance, plus ou moins occultiste, avec la régression, la fragmentation, la folie.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}