Karl Schlögel

+++ FRAGRANCES D'EMPIRES : CHANEL N°5 et MOSCOU ROUGE +++



Chanel N°5 fait partie de mon enfance : mon premier parfum offert à une dame, ma mère, quoique sponsorisé par mon père ! Je ne me souviens plus de l'âge que je pouvais avoir, mais depuis sa création par Ernest Beaux pour Coco Chanel en 1921, je ne suis sûrement pas un cas isolé à avoir ravi le coeur d'une femme avec ce flacon célébrissime couleur or.



De l'autre côté du rideau de fer fut cependant créé vers la même époque un rival en popularité : le parfum soviétique "Krasnaya Moskva - Красная Москва" ou Moscou Rouge, lauréat du prix de l'exposition universelle de Bruxelles de 1958.



L'historien allemand Karl Schlögel, né en Bavière en 1948, a eu l'idée originale de se lancer dans une analyse historique des 2 "empires" est et ouest à travers ces 2 légendaires parfums. L'ouvrage original ("Der Duft der Imperien") est sorti l'an dernier à Munich et la traduction anglaise par Jessica Spengler le 5-5-2021. Logiquement, ne fût ce qu'en honneur à la grande Gabrielle Chanel, une version française devrait suivre dans un avenir pas trop éloigné.



Dans un avant-propos l'auteur, qui a dédié cet ouvrage à la mémoire de Karl Lagerfeld (1933-2019), soulève 2 parallèles entre les 2 parfums : ils furent tous les 2 créés par des Français vivant en Russie et à chaque parfum le nom d'une femme est lié pour l'éternité.



Ernest Beaux, né à Varsovie en 1881de parents français, rentre en France après la Révolution d'octobre et meurt à Paris en 1961.

Henri Brocard (1839-1900), surnommé le Moscovite français, fondateur d'une entreprise de parfums où travaillait Auguste Michel, qui créa pour la tsarine Alexandra Fedorovna, à l'occasion de la célébration du 300e anniversaire de la Maison Romanov en 1913, le "Bouquet Favori de l'Impératrice" rebaptisé, après la nationalisation de la Société Brocard, Moscou Rouge. Ce Michel, contrairement à Beaux, est resté en Union Soviétique.



Les 2 dames auxquels ces parfums sont associés s'appellent Coco Chanel et

Polina Jemtchoujina.



Il serait illusoire de tenter de résumer ici la vie, le parcours particulier, et la carrière de la haute couturière Gabrielle Chasnel (de son vrai nom), née à Saumur en 1883 et décédée à l'hôtel Ritz de Paris en 1971. Un phénomène qui a créé à l'âge de 27 ans son salon de modiste au 23, rue Cambon à Paris, ce qui fut le début d'un autre empire qui lui a valu aux États-Unis le sobriquet "the lady who liberated women" ("The Roaring Twenties" de Detlef Berghorn, page 160).

Je mentionne juste sa liaison avec le grand-duc Dimitri Pavlovitch, le cousin du dernier tsar Nicholas II, que Schlögel explore dans son livre, ainsi que son histoire d'amour avec Igor Stravinsky, le génial créateur du "Sacré du printemps" en 1913. Thème du film réalisé par Jan Kounen, en 2009, avec la Nantaise Anna Mouglais comme Coco et le Danois Mads Mikkelsen dans le rôle du compositeur.

Je me permets de vous recommander l'excellent ouvrage d'Edmonde Charles-Roux "L'irrégulière : L'itinéraire de Coco Chanel" de 2001.



Polina Jemtchoujina (1897-1970) a été mieux connue en Occident comme l'épouse du puissant ministre des affaires étrangères de Staline, Viatcheslav Molotov (1890-1986). Elle a été la commissaire de l'industrie cosmétique de l'URSS jusqu'à sa condamnation fantaisiste d'ennemie du peuple et son bannissement dans un camp de rééducation au Kazakhstan de 1948 à 1953 (soit à la mort de Staline).



Je trouve qu'il y a un 3e parallèle entre les 2 parfums : leur immense succès auprès du public pendant une très longue période jusqu'à maintenant. Moscou Rouge est actuellement toujours le parfum le plus vendu dans la Russie de Poutine et donc pas simplement recherché comme un objet de collection par les nostalgiques d'un certain passé.



Ce merveilleux ouvrage de Karl Schlögel ne compte que 208 pages, dont une bibliographie relativement étendue et un index en fin de volume fort utile.

Il est illustré par 22 photos, allant du "Bouquet Favori de l'Impėratrice" et du premier flacon de Chanel N° 5 de 1926, en passant par la bouteille art-déco de Brocard, Coco Chanel en habit marin avec son dalmatien, Polina Jemtchoujina à son bureau ministériel jusqu'aux tombes des 2 dames respectivement à Bois-de-Vaux, près de Lausanne, et à Moscou.



Avec ce livre l'auteur se met au niveau de son compatriote Patrick Süskind et de son best-seller mémorable "Le parfum", mais sans qu'il y ait question de meurtriers.



PS : Pour mes ami-e-s belges, je signale que Charlotte, l'épouse d'Henri Brocard, était originaire de Spa en Wallonie et qu'après le décès de son mari elle a continué son entreprise à Moscou, bien qu'elle avait la charge de leurs 6 enfants.