Konstantin Leontiev

« La Russie est la tête d’un monde en gestation ; la France est la représentante du monde expirant » a dit N. Ia. Danilevski avec justesse, simplicité et excellence.

La Russie est la tête d’un monde en gestation. La Russie n’est pas seulement un État européen, c’est un monde particulier, intégral. C’est ainsi, et seul un homme qui ne comprend pas l’histoire peut en douter.

Mais toute la question est de savoir ce que, dans ses entrailles mystérieuses, recèle pour l’univers ce colosse encore énigmatique et pour nous et pour les étrangers qui ont cessé de le croire aux pieds d’argile au moment précis où, conséquence des réformes égalitaires à la mode occidentale, le colosse e trouvait affaibli et amolli. Que porte dans ses entrailles ce colosse jusqu’ici éclectique et presque privé de style propre ? Prépare-t-il au monde une culture véritablement originale ? Une culture authentiquement créatrice, au plus haut degré neuve dans son unité et sa diversité, s’étendant de l’Océan à la Méditerranée et aux confins occidentaux de l’Asie ? (Ces confins asiatiques autrefois négligeables se proclament solennellement aujourd’hui « continent de l’Europe », car ce même N. Ia. Danievski a démontré – de façon irréfutable à mon sens – que géographiquement l’Europe n’existe pas en tant que telle et qu’elle n’est rien d’autre que le littoral atlantique du grand continent asiatique ; le sens élevé du mot Europe est son sens historique, c’est-à-dire le lieu de développement ou le champ d’action de la dernière culture, la culture romano-germanique qui a remplacé d’autres cultures plus anciennes).

Nous, les slavo-touraniens, présenterons-nous au monde ébahi un édifice culturel sans équivalent par son ampleur, sa bigarrure mirifique et son harmonie complexe de lignes étatiques, ou bien nous élèverons-nous au-dessus des autres seulement pour tout mélanger, causer leur perte au plus vite dans une liberté égalitaire et dans l’idéal commun irréalisable du bonheur universel – le temps le montrera, un temps qui n’est déjà plus si éloigné de nous. (pp. 111-112)

Tous ces biens universels n'ont de vraisemblance ni morale, ni éthique; car la morale la plus haute ne se conçoit que par les privations, les combats et les périls. En refusant à l'homme la possibilité de hautes luttes morales personnelles, vous privez toute l'humanité de morale, de l'élément éthique de la vie. Le plus haut degré du bonheur social matériel et le plus haut degré de justice politique seraient le plus haut degré d'a-moralité.