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Citation de AudMgt


Pour examiner les implications du « luxe communal », j’ai dû étendre le cadre chronologique et géographique de l’événement au-delà des soixante-douze journées parisiennes – de la tentative de saisie des canons de la ville le 18 mars au massacre des derniers jours de mai – auxquelles on le limite généralement. Comme Alain Dalotel et d’autres, je fais commencer l’événement dans la fièvre des réunions ouvrières et des clubs des dernières années de l’Empire. Et je termine par un examen approfondi de la pensée produite dans les années 1870 et 1880, lorsque d’anciens communards réfugiés et exilés en Angleterre et en Suisse comme Élisée Reclus, André Léo, Paul Lafargue et Gustave Lefrançais, entre autres, rencontrèrent certains de leurs soutiens – des gens comme Marx, Kropotkine et William Morris – et travaillèrent avec eux. Pour ces derniers, bien qu’éloignés géographiquement de
l’insurrection, comme pour un autre de ses contemporains, Arthur Rimbaud, auquel j’ai consacré un autre ouvrage, et tant d’autres, ce qui s’est passé à Paris pendant ces quelques semaines a joué un rôle déterminant dans leur vie et dans l’évolution de leur
pensée. J’ai modifié les limites spatiales et temporelles habituelles de la Commune de façon à inclure ses effets sur ces domaines voisins pour deux raisons extrêmement précises. La temporalité étendue me permet de montrer que la guerre civile ne fut pas, comme on l’entend souvent, une excroissance du
patriotisme et des difficultés liés aux circonstances de la guerre avec une puissance étrangère. Cela me permet de montrer qu’en réalité, ce fut à peu près le contraire : la guerre avec une puissance étrangère ne fut qu’un moment de la guerre civile alors en cours. D’autre part, en mettant au premier plan la production théorique postérieure, celle du mouvement exilé hors de France (plutôt que, par exemple, les penseurs qui l’ont précédé, les Proudhon ou les Blanqui), je suis en mesure de retrouver, dans les
déplacements, les croisements et les écrits des survivants, une sorte de vie après la mort de la Commune qui ne vient pas exactement après, mais qui est pour moi partie intégrante de l’événement. En français, le mot « survie » dit bien cela : une vie au-delà de la vie. Non pas la mémoire de l’événement ou son héritage, même si des formes de mémoire et d’héritage étaient déjà certainement en train de se constituer, mais sa prolongation, tout aussi vitale à la logique de l’événement que les premiers actes d’insurrection dans les rues de la ville. C’est une
continuation du combat par d’autres moyens. Dans la dialectique du conçu et du vécu – l’expression est d’Henri Lefebvre – la pensée d’un mouvement ne se génère qu’avec et après lui : elle est libérée par les énergies créatrices et l’excès du mouvement lui-même. Ce sont les actions qui produisent des rêves et des idées, non l’inverse. Une pensée si étroitement liée à l’excès d’un
événement ne peut avoir la finesse et la minutie d’une théorie produite à distance, qu’elle soit géographique ou chronologique. Elle porte les traces de son moment – ou plutôt, elle se consi-
dère comme faisant encore partie de la construction de ce moment, et c’est donc une pensée à l’état d’ébauche, d’élaboration. Elle ressemble assez peu à la « grande théorie » telle qu’on la conçoit généralement. La Guerre civile en France et Le Capital ne sont pas le même genre de livre. Et si Reclus et Morris, par exemple, passent parfois pour despenseurs confus ou peu systématiques, c’est parce qu’ils ont tenu à envisager la pensée comme labcréation et la construction d’un contexte où les idées peuvent être productives et faire effet dans le moment même de leur production. Lorsque j’ai écrit pour la première fois sur le communard Élisée Reclus il y a vingt ans, son œuvre était à peu près inconnue en dehors des travaux de quelques pionniers de la géographie anticoloniale comme Béatrice Giblin et Yves Lacoste. Aujourd’hui, il suscite un énorme intérêt et des chercheurs du monde entier s’efforcent de repenser son œuvre
comme une sorte d’écologisme avant la lettre. Ses écrits sur l’anarchisme ont aussi fait l’objet d’un regain d’attention, tout comme ceux de Kropotkine. Dans le même temps, William Morris est apparu pour beaucoup comme l’une des voix fondatrices
du discours de l’« écologie socialiste ». Mais aussi utile qu’elle ait pu être pour ma propre pensée, la recherche actuelle ne fait absolument pas le lien, ou alors incidemment, entre la pensée politique de Morris, Kropotkine ou Reclus et ce que Morris a appelé « cette tentative d’établir la société sur la base de la liberté du travail qu’on appelle la Commune de Paris de 18715 ». Les derniers chapitres du livre entendent notamment établir ce lien. L’objectif est également de montrer comment sont repensées
conjointement, dans l’œuvre de ces trois auteurs, ce que Reclus appelait la « solidarité », ce que Morris appelait la « camaraderie » (fellowship) et ce que Kropotkine appelait l’« entraide », au sens non pas d’un sentiment moral ou éthique mais d’une stratégie politique.
Comme je tentais de reconstituer la survie immédiate du mouvement – ce qui s’est passé du vivant de ses participants – j’ai repensé à une image qui vient du livre que Reclus préférait parmi tous ceux qu’il a écrits, L’Histoire d’un ruisseau. Dans ce petit livre, destiné aux écoliers, et qui figurait souvent parmi les prix distribués aux élèves à la fin de l’année, il évoque « la forme serpentine » des « ruisselets [...] qui se creusent sur la plage de l’Océan après le reflux de la marée ». Si, pour nous, la marée est à
la fois la grandeur de l’aspiration et des accomplissements de la Commune et la violence du massacre qui l’a écrasée, dans le sillage, mais aussi au cœur même de ces deux mouvements de forces antagonistes gigantesques apparaît déjà, dans le sable, un
minuscule réseau de bulles d’air, signes de la présence d’un monde invisible. Ce système d’échanges rapides, de croisements et de collaborations, de formes symboliques de solidarité et de rencontres sporadiques, aussi éphémère fût-il, exerce lui-même une force d’entraînement – et c’est ce que j’ai essayé de faire apparaître dans la dernière partie du livre.
L’Histoire d’un ruisseau a aussi un autre intérêt pour nous, celui de nous aider à comprendre la puissance historique disproportionnée de la Commune rapportée à l’échelle relativement modeste de l’événement. Le livre faisait partie d’une collection dirigée par Pierre-Jules Hetzel, éditeur de Jules Verne,
Proudhon et Tourgueniev, qui l’avait conçue avec cette ambition encyclopédique typique du milieu du xixe siècle : il s’agissait d’offrir aux adolescents une « littérature d’histoires » – l’histoire des choses et des éléments dont on considère généralement qu’ils n’en ont pas. Un célèbre astronome écrivit donc une histoire du ciel, et Viollet-le-Duc une histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale. Le choix de Reclus d’écrire l’histoire d’un ruisseau reflétait sa prédilection pour une échelle géographique non
pathologique, qui pouvait être celle du champ par exemple, ou du village ou du quartier. Une représentation assez juste de la Commune serait de dire qu’elle possède les qualités que Reclus attribue dans son livre au ruisseau. Son échelle et sa géographie
sont de l’ordre du vivable, non du sublime. Le ruisseau, selon lui, était supérieur au fleuve en raison de l’imprévisibilité de son cours. Quand les torrents d’eau de la rivière se précipitent dans le profond sillon déjà creusé par les milliards de litres qui les ont précédés, le ruisseau suit son propre chemin.
Pour cela même, en proportion, les eaux du moindre ruisseau sont beaucoup plus puissantes que celle de l'Amazone.
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