Laurence Joubert

Se retournant vers le mur de droite elle put lire au-dessus de sa tête : « Tous nos rêves s’envolent au chant du coq de la réalité » Henri-Frédéric Amiel. Bon, Ok, l’entreprise Bleu-Nuit travaillait sur les rêves, cela ne faisait aucun doute. Mais comment s’y prenaient-ils ? Et quel était l’intérêt pour une entreprise d’étudier les rêves des gens ? Il allait falloir que cette Béatrice Armandie lui explique, parce que le mystère restait grand.
-  Donc, s’exclama la directrice à peine rentrée dans le bureau, nous travaillons ici sur les rêves de nos citoyens. Ces citoyens sont nos patients mais ils l’ignorent. Des patients désespérés pour la plupart, ou en tous cas sur le point de le devenir. C’est le Ministère de la Santé qui nous livre chaque semaine la liste des personnes qui ont besoin de notre aide. Elles ont déjà accumulé les congés maladie, pour déprime ou dépression, et le Big Data dans quatre-vingt-dix pour cent des cas nous confirme en effet, de par leurs recherches sur internet et leurs commentaires sur les réseaux sociaux qu’elles ne vont pas bien du tout. Notre rôle à nous est d’intervenir sur leurs rêves pour leur indiquer le chemin à suivre, prendre une bonne décision, qui va changer leur destin. Vous me suivez Amel ?
-  Euh oui, je crois... Enfin, j’ai quand même deux questions. D’abord, c’est sympa de la part du Ministère de s’inquiéter pour les gens qui ne vont pas bien mais... je suis un peu étonnée quand même.
-  Nous payer pour qu’ils aillent mieux lui coûte moins cher que de continuer à rembourser les consultations médicales et frais d’hôpitaux en tous genres. Quelle est votre autre question, demanda-t-elle, un peu agacée.

Vous l’avez compris, ce métier est très exigeant et vous allez lui donner tout ce que vous avez en vous ; votre temps, votre énergie, et votre sensibilité. Tout le monde ici s’y consacre entièrement, c’est pour ça qu’il n’y a pas de place pour autre chose, pour une quelconque vie privée. Mais c’est l’un des plus beaux métiers du monde, il est juste fascinant. Et vous allez l’adorer si vous aimez l’Humanité, Amel. Vous allez sauver des vies ici, vous vous en rendez compte ?
-  Oui... c’est très excitant. J’ai hâte de commencer, même si j’ai le trac. Et ... vous m’avez expliqué plusieurs choses importantes mais je me demande toujours par quels moyens vous arrivez à changer les rêves des gens.
-  Patience Amel, patience ! Vous allez bientôt tout comprendre. Et ne vous inquiétez pas, si vous avez été recrutée c’est que nous savons que vous en êtes capable. Vous êtes saine, vos rêves nous l’ont montré, donc vous êtes apte.
-  Ah... parce que vous avez inspecté mes rêves, mes rêves à moi ? Amel posa instinctivement la main sur son cou comme pour se protéger. Mais...

-  Mais qu’est-ce que vous croyez ? Que vous ne coûtez pas cher à la société ? Vos soins médicaux ? L’aide sociale ? Les foyers d’accueil ? En plus la violence dans les rues et la délinquance provoquées par la misère, ça nuit au moral de nos citoyens et leur crée un sentiment d’insécurité. Ce n’est pas bon tout ça pour notre société... Non, si on veut vivre dans un monde meilleur il faut le nettoyer... d’où le nom de notre compagnie d’ailleurs, Netsoc, Nettoyage Social !
Il avait relevé la tête, fier. A coup sûr, c’était lui qui avait trouvé le nom de Netsoc, Eddy l’aurait parié. Les deux SDF franchirent le portique et accédèrent à une deuxième salle. On pouvait encore les voir à travers les grandes vitres. Ils saluèrent deux membres du personnel qui les attendaient.
- En voilà deux qui ne vont pas le regretter ! Nos administratifs, nos déménageurs et nos convoyeurs vont s’occuper d’eux maintenant pour régler toutes les démarches.

-  Il n’y a rien de pire que de ne plus se voir d’avenir pour un être humain. On a besoin d’avoir des projets, des espoirs, des envies... C’est ce qui nous fait lever le matin. Alors rien n’est plus horrible que de se trouver bloqué contre ce mur. Vous aurez l’occasion de voir, plus tard, dans quel état sont les patients du bureau 3. Nos interventions tiennent du miracle, j’oserais presque dire qu’elles sont divines, arrivées à ce stade... Mais vous avez raison Amel, la révélation peut être terrible. Car ils se trouvent soudain confrontés à une réalité que leur cerveau avait choisi d’enfouir au plus profond d’eux-mêmes.
Madame Armandie se tut, soudain songeuse. Amel se douta que cette dernière phrase lui avait évoqué des souvenirs douloureux des destins tragiques.

C’est incroyable le nombre de personnes qui ont changé leur destin, simplement en osant croire en elles !