AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Bibliographie de Laurent Maindon   (6)Voir plus

étiquettes

Citations et extraits (10) Ajouter une citation
Eva est soudain distraite de ses pensées. On gueule tout près d’ici. On s’invective sans protocole.
– C’est dégueulasse, c’est honteux ce que vous êtes en train de faire là, ne cesse de répéter l’homme à la cravate noire. Vous profitez de la nuit pour monter sournoisement votre mur de fortune. C’est vous que vous emprisonnez !
Et en cela, il est plébiscité par un petit groupe de femmes que la surprise des événements a précipité dans la rue sans préoccupation de la mise. Il y a celle aux bigoudis, celle à la robe de chambre rose, celle aux pantoufles élimées. Début d’effervescence. On dirait un accident ou une bagarre au pied d’un immeuble. Les voisines se sont ruées sur le chantier en cours sans le moindre souci du qu’en dira-t-on.
– Vous devriez avoir honte ! scandent unies les trois voisines. Vous enfermez vos frères et vos soeurs ! Beaucoup d’entre eux, qu’ils se trouvent d’un côté ou de l’autre de la rue, ont de la famille éparpillée au-delà des frontières artificielles de la ville.
– Quand je pense que les Américains laissent faire tout ça ! On ne peut plus compter sur eux maintenant, martèle la femme aux bigoudis.
– On peut toujours rêver pour venir nous ravitailler, renchérit sa voisine aux pantoufles élimées.
La peur d’être à nouveau coupés du reste du pays et donc du monde hante une partie des Berlinois de l’Ouest. Ils se souviennent du blocus de 1948 lorsque les Soviétiques avaient verrouillé les frontières contraignant les Alliés à maintenir un pont aérien pendant onze mois pour abreuver la population de la partie occidentale de la ville de vivres et de produits de première nécessité. Bien que la perfusion ait été assidue et généreuse, les temps de restriction que la fin de la guerre avait imposés aux habitants ressurgissaient tel un fantôme maléfique, fantôme qui nourrissait insidieusement tout un réseau souterrain de marché noir et de combines plus ou moins licites.
– Va encore falloir graisser des pattes pour pouvoir visiter mes parents, déplore la femme à la robe de chambre rose tandis que les larmes lui montent aux yeux.
– Circulez, ne restez pas ici ! harangue un des soldats.
– De quel droit tu peux me parler comme ça, ose la femme aux bigoudis, qui n’est pas d’humeur à se laisser intimider. Tu n’as aucune autorité sur nous. Je ne suis pas ta camarade ! De ce côté-ci, on respecte un peu plus les gens. On ne construit pas de mur pour séparer les braves gens, entonne-t-elle.
L’homme à la cravate noire se sent obligé de réagir à son tour.
– Vous déchirez nos familles ! Tu n’as pas de frères et sœurs chez nous ? De cousins ou de cousines ?
Les mots étaient des armes redoutables bien que non létales. Il fallait bien avouer que les allusions aux racines familiales allaient droit au cœur. Beaucoup de Berlinois n’avaient pas encore anticipé ce qui était en train d’avoir lieu, n’avaient pas organisé de rapprochement familial en cas de coup dur, ne s’étaient probablement pas doutés qu’on en arriverait là. Et de ce fait, le Mur en construction séparait certes des quartiers entiers de la ville, coupait clairement des rues et des avenues mais mutilait surtout des familles, déchirait des couples, fracassait durablement des destins, parfois pris au piège de l’étau. C’était toujours pareil : on observait et commentait la surface géopolitique en premier lieu pendant que l’intime et le privé, pour ceux d’en bas qui subissaient dans leur chair les secousses d’en haut, cela passait au second, voire au troisième plan.
Commenter  J’apprécie          10
Manfred fume sur sa terrasse. Dans la pénombre, on ne distingue qu’une petite boule rougeoyante par intermittence. Et encore faut-il avoir l’œil. Cependant à cette heure très avancée de la nuit, il n’y a guère de monde aux fenêtres ou aux balcons. Manfred braque ses jumelles sur le bout de la rue. Dans un premier temps, il ne perçoit que des ombres sur le mur de l’immeuble d’en face. Des ombres portées dont on devine qu’elles agrandissent des créatures à deux pattes se déplaçant en position debout. Puis on finit par attribuer à ces drôles de corps des membres supplémentaires. On dirait que les ombres sont la prolongation d’insectes géants qui pourraient bien être des phasmes ou bien pire encore des mantes religieuses surdimensionnées.
Le cerveau de Manfred débordait. Les soucis et les reproches s’agitaient avec véhémence dès qu’il reprenait conscience du réel. À présent il discernait un attroupement de soldats qui semblaient s’agiter méthodiquement. Les uns déroulaient des rouleaux de fils barbelés, des ordres étaient visiblement donnés mais on n’entendait rien, on aurait dit un ballet sans bande son sans doute pour ne pas alerter les voisins qui seraient bien assez vite informés du branle-bas de combat. À n’en pas douter, cela allait provoquer des scènes de panique, de hargne, de révolte. À d’autres endroits, des monceaux de briques déposés plus tôt dans la soirée feraient office de réserves dans lesquelles des ouvriers réquisitionnés à un horaire incongru viendraient se servir pour monter un muret avec force truelles et auges emplies de ciment. Les gestes ne sont pas toujours très précis ce qui laisse penser qu’il ne s’agit pas de professionnels mais bien plutôt de volontaires ayant quelques vagues notions de maçonnerie.
Manfred s’interrompt quelques secondes pour écraser sa cigarette dans un cendrier de fortune, coquillage ramené en souvenir des bords de la Baltique. La nuit est un peu fraîche pour un mois d’août, le ciel couvert d’un linceul de nuages étirés. Il reprend ses jumelles, attiré par un petit cri de l’autre côté de la rue. Il dirige son regard dans cette direction, cherche ce bruit, pas facile de faire le net, le moindre mouvement efface brutalement la délicate mise au point. En balayant malgré lui le bas d’un immeuble, il aperçoit un couple. L’homme de grande stature a l’air un peu éméché, elle, court vêtue, farfouille dans le pantalon de son amant ou de son client. Il se laisse tripoter, elle maintient son visage hors de portée de ses lèvres, son haleine empuantie probablement par l’alcool doit être insupportable. Il ne renonce cependant pas à tenter de l’embrasser dans le cou, en quête d’une tendresse d’emprunt, tandis qu’elle semble affairée à le branler, ce qui ne semble pas si aisé. Manfred ricane malgré lui. La situation est cocasse d’autant que deux cents mètres plus loin, un groupe d’individus casqués et armés s’affaire à modifier durablement la face du monde, balafrant le visage malade de la démocratie d’une estafilade profonde et bien visible. Manfred pense que l’histoire n’est composée que d’une juxtaposition de faits d’importance différente, de portée plus ou moins conséquente. La sédimentation des anecdotes constitue l’Histoire avec un grand H, mais de cette dernière, on ne retiendra que l’édification d’un rempart contre la liberté négligeant par conséquent tout le reste, altercations, plaisirs secrets, assassinats et déclarations d’amour qui ont lieu cette nuit-là.
Manfred détourne ses jumelles pour revenir à ce qui l’intéresse au premier chef. Les soldats sont assidus à la tâche. D’où il est posté, il a vue sur une perspective nord-est de la Bernauerstrasse où il aperçoit nettement que deux délimitations prennent place. Les soldats installent les fils de fer barbelés provisoires et construisent le début d’un mur sur la partie la plus proche de Berlin Ouest et, quelques mètres derrière, en parallèle, déroulent une deuxième frontière, tracé ourlé de barbelés et de chevaux de frise. Les immeubles côté Berlin Est donnent sur la zone désormais interdite et forment la ligne de démarcation. Entre les blocs d’immeuble, on tire les barbelés pour couper l’accès aux rues perpendiculaires. Côté Berlin Ouest, on pourra circuler à pied ou en vélo ou même en voiture le long de la première ligne de barbelés tandis que, côté oriental de la ville, les accès des rues seront bouchés. Les seules solutions pour une éventuelle fuite consisteront à sauter par la fenêtre des façades d’immeubles donnant sur la zone interdite pour la franchir entre les deux lignes de barbelés, et de courir bien vite pour échapper à la vigilance des soldats déployés en nombre sur zone. Très vite les fenêtres des étages inférieurs seront obstruées.
Paradoxalement il se réjouit de ce qui se déroule sous ses yeux. Il est devenu profondément anti-communiste, abhorre les hypocrisies du régime d’en face. Avec cette fermeture des frontières, les choses sont enfin claires, martèle-t-il en lui-même, la liberté choisit son clan. Il sait qu’Ulbricht endort son monde depuis des mois, que malgré ses déclarations tonitruantes, tôt ou tard, il sera bien obligé d’endiguer la fuite des cerveaux à l’étranger. La RDA ne peut se passer de son élite. Chirurgiens, universitaires, ingénieurs fuient en nombre le pays depuis trop de mois, réduisant à néant toute tentative durable de redressement du pays. Ulbricht est malgré lui poussé à la faute politique. Il apparaîtra désormais au reste du monde comme le censeur, le privateur de liberté, et avec lui l’ensemble du monde communiste sera définitivement honni. Manfred encourage en silence les fourmis d’en bas, les exhorte à accélérer le mouvement afin que, le soleil se levant, on ne puisse plus revenir en arrière. Aujourd’hui dimanche, les décrets de l’aube scelleront le proche avenir du monde.
Commenter  J’apprécie          00
Il fait beau ce matin d’août, on entend les rossignols s’égosiller dans les tilleuls, le jeu de marelle retient toute l’attention d’Eva. Elle vient de quitter la terre, les yeux fermés pour mieux maîtriser la technique et pouvoir enfin battre Hilda et Ursula qui ne vont pas tarder à descendre. Elle progresse vers le ciel tout en souplesse, en respirant de manière détendue comme l’a expliqué Papa l’autre jour, tout en faisant bien attention d’éviter l’enfer. La boîte de cirage Burgol, astucieusement remplie de gravier pour l’alourdir mais pas trop, glisse sur le sol. Usée par les utilisations quotidiennes, le fond lisse, elle avance idéalement, sans accroc, sans provoquer d’à-coups malencontreux, ce qui aurait pour désagrément de rendre trop aléatoire sa trajectoire. À chaque coup de pied d’Eva, elle avance dans un crissement métallique. Eva chantonne un petit air appris l’an dernier à l’école. Il y est question de fleurs, d’anniversaire. La jupette flotte dans le soleil du matin, les jambes sont alertes, bien que couvertes de bleus. Eva sautille sur son quadrillage réalisé à la craie la veille, progressant sur le macadam avec le compas des jambes, pointant d’un pied ici, des deux là.
Parvenue au ciel, Eva s’interrompt et relève la tête. Soudain elle sort de son jeu pour contempler ahurie la scène qu’elle a ignoré depuis le début de son entraînement. Elle reprend son palet en main droite, le fourre dans sa poche et s’avance d’une bonne vingtaine de mètres en direction de ce jeune homme très concentré.
– Comment t’appelles-tu ? demande-t-elle à brûle pourpoint.
L’homme redresse la tête, lui sourit.
– Helmut.
– Pourquoi tu fais ça, Helmut ? questionne-t-elle.
Eva ne comprend pas ce qui motive cet homme qui manie des parpaings muni d’une truelle. Helmut relève la tête, interloqué. Il est pris au dépourvu. Il bafouille, quelque peu gêné.
– Je construis un mur. Tu ne vois pas ?
Eva ne se laisse pas désarçonner, et sûre de son aplomb rétorque :
– Pourquoi ton mur coupe notre rue ? comment on va faire nous maintenant pour aller chez Claudia acheter notre müesli ? Et comment on va faire pour aller chez Mamie et Papy Weisenberg ? Mamie a beaucoup de mal à marcher, alors si tu construis un mur là au bout de notre rue, elle va être obligée de faire un sacré détour.
Disant cela, Eva sent monter quelques larmes aux yeux. Elle se retourne pour ne rien laisser paraître et cacher son émotion. Elle pressent quelque chose sans pouvoir le désigner concrètement. En tournant la tête, elle aperçoit des dizaines et dizaines d’ouvriers, affairés avec truelles et parpaings. Une longue bande file tout le long de la Bernauerstrasse, coupant les rues adjacentes. Wattstrasse, Hussitenstrasse, Ackerstrasse, toutes sont déjà coupées irrémédiablement par l’alignement de parpaings. Par endroits, des barbelés prennent la suite entre deux extrémités de ce nouveau mur. Des soldats en armes postés le long du serpent de pierres surveillent le bon déroulement du vaste chantier, tandis qu’à maints endroits des gens protestent avec virulence. Et ça harangue ferme, les gens de part et d’autre du muret, qui ne cesse de progresser, invectivent les ouvriers comme les soldats.
Helmut s’est remis au travail. Toute son attention est au service de sa nouvelle tâche. Il s’est porté volontaire en réunion cette nuit, dans le secret du comité décisionnaire. Du haut de ses dix-neuf ans, il demeure convaincu du bien-fondé de cette mesure, certes radicale, mais décisive. Et il y pense à chaque geste qu’il reproduit depuis l’aube. Rien ne l’en détournera. Pas même cette petite fille dont les parents ont choisi de vivre de ce côté-ci de la ville. Cela doit suffire ! ont proclamé à l’unisson les camarades.
Eva ne se démonte pas.
– Vous voulez nous empêcher de traverser la route, c’est ça ?
Des images d’enclos, de prison lui traversent l’esprit. Seraient-ils en train de les enfermer comme des animaux malfaisants ? C’est alors qu’elle se retourne instinctivement, pour vérifier si l’autre bout de la rue est aussi en chantier, pour voir si le pourpris se referme, pour réutiliser ce drôle de mot usité par sa maîtresse. Mais non. Les voitures et les bus circulent, les cyclistes pédalent vigoureusement sur leurs vélos. Bref un dimanche ordinaire en apparence, faiblement ensoleillé. Les ondes qui vont se propager bientôt en cercles concentriques bien au-delà de la capitale allemande se feront sentir jusque sur les rives du Pacifique. Un coup de truelle abolira le hasard.
– Si Papa me voyait, dit-elle en jetant un coup d’œil vers leur fenêtre.
Il n’y a personne derrière les rideaux.
Helmut rumine sec. Oh, ce n’est pas qu’il doute de ses motivations, ni du bien-fondé de cet acte collectif que l’Histoire de son pays retiendra comme un acte pacifique. Non, il ne s’agit pas de cela. Cette enfant le trouble. Elle pourrait être sa sœur. Interloqué, il la regarde discuter maintenant avec un gamin de son âge. Elle lui raconte probablement comment elle l’a mouché. Helmut a reposé sa truelle sur le bord du muret. Tu parles d’un mur anticapitaliste, il suffirait d’un grand coup de pied pour que tout s’écroule. Le ciment coule encore le long des parpaings. Helmut s’allume une clope tout en prenant la pose. De loin, ça fait illusion. De loin seulement.
Commenter  J’apprécie          00
Dans tous les hôtels et théâtres de la tournée, les traces de la splendeur yougoslave affectée par la réalité serbe d’aujourd’hui. Le faste a été remplacé par la décrépitude et le délabrement, la puissance de l’État a fondu, les moyens ne suivent pas la demande, les investissements étrangers sont trop parcimonieux. Les matériels ne résistent pas au temps, les mentalités n’en sont que plus abîmées. La Serbie est en souffrance, comme on le dirait d’un paquet abandonné sur le comptoir de l’Histoire européenne.
Plus tard dans la fin de matinée, j’abandonne une heure Jean-Marc et le reste de l’équipe technique affairée au montage des projecteurs et du dispositif scénique pour errer dans cette ville particulièrement colorée dont j’aime beaucoup l’atmosphère. Le marché animé par des producteurs des environs est achalandé en cette fin d’octobre de chapelets de piments, de sacs de poudre de paprika, de pommes, de cerneaux de noix… Ici la tomate porte le nom délicieux et gourmand de paradajz. Un jus de tomate et on traverse l’Éden en toute impunité. Encore un paradoxe serbe !
Commenter  J’apprécie          00
Entre les branches en lambeaux plaintifs.
Cimetière des statues noires
L’élan prolétarien rouillé jusqu’en dedans
Quand je tends l’oreille
J’entends le bruit des chars
Me revient pourtant le souvenir d’une fraternité éthylique
Confuse et chaleureuse
Pourquoi est-il donc si difficile de vouloir vivre ensemble ?
Commenter  J’apprécie          10
Novi Sad porte les stigmates encore visibles des bombardements de l’Otan de 1999, certes bien moins spectaculaires que le quartier des Ministères à Belgrade. Les piles d’un ancien pont enjambant le Danube jusqu’à Petrovaradin ici, quelques espaces verts, vestiges naturels d’emplacements d’immeubles non reconstruits, là. Mais plus encore ces stigmates sont présents dans les mémoires, tatouant en filigrane la mise au ban de la Serbie par l’Europe qui condamna dans son ensemble une population assimilée à une minorité agissante. Les spectres des chefs de guerre et de leurs bras armés hooligans et mafieux rôdent au-dessus des têtes comme des charognards.
Commenter  J’apprécie          00
En alerte assurément
Les chars réveillèrent un matin les rages enfouies
Je me souviens d’une statue équestre d’un héros jadis vainqueur
dans les décombres d’un supermarché en démolition
il me semblait entendre la voix du père fantôme
exhortant tous les Hamlet de fortune à la vengeance
Commenter  J’apprécie          00
Il se frottait les mains à intervalles réguliers,
Le fleuve
encore lui toujours lui
Trait d’union entre soi et au-delà
Boussole des leurres et piège des songes
J’écoute sans fin toutes les langues charriées dans le tumulte
Comme autant d’alluvions secrètes aux clapotis murmurés
Commenter  J’apprécie          00
Rappel d’une présence humaine
Au coin d’une rue sans cesse rebaptisée
une silhouette vagabonde
sans visage semble-t-il
sarcasme d’outre-tombe
méprise d’un passé trouble
À mes côtés tes yeux sibyllins égarent nos frontières
Commenter  J’apprécie          00
À l’affût
Persuadé de dîner en ta présence
Je dialogue à deux voix
Heureux de recueillir tes caresses
Je sens à peine le couteau me déchirer le doigt
Commenter  J’apprécie          00

Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Laurent Maindon (9)Voir plus

¤¤

{* *}