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Citation de MegGomar


Quand il apprit la mort de son beau-père, Amine dit : « Tu sais que je
l’aimais beaucoup », et il ne mentait pas. Il avait immédiatement ressenti
une vive amitié pour cet homme franc et joyeux, qui l’avait accueilli dans
sa famille sans aucun préjugé et sans paternalisme. Amine et Mathilde
s’étaient mariés dans l’église du village alsacien où Georges était né. À
Meknès, personne ne le savait et Amine avait fait promettre à sa femme de
garder le secret. « C’est un crime grave. Ils ne comprendraient pas. »
Personne n’avait vu les photographies prises à la sortie de la cérémonie. Le
photographe avait demandé à Mathilde de descendre de deux marches pour
être à la même hauteur que son époux. « Sinon, avait-il expliqué, c’est un
peu ridicule. » Pour l’organisation de la fête, Georges céda à tous les
caprices de sa fille à qui il glissait parfois quelques billets dans la main, en
secret d’Irène que les dépenses inutiles consternaient. Lui comprenait qu’on
ait besoin de jouir, de se trouver beau, et il ne jugeait pas la frivolité de son
enfant.
Jamais Amine ne vit d’hommes aussi soûls que ce soir-là. Georges ne
marchait pas, il tanguait, il s’accrochait aux épaules des femmes, il dansait
pour masquer son étourdissement. Vers minuit, il se jeta sur son gendre et il
enserra son cou dans son coude, comme on le fait à un garçon bagarreur.
Georges n’était pas conscient de sa force et Amine pensa qu’il pourrait le
tuer, lui rompre le cou par excès d’affection. Il entraîna Amine vers le fond
de la salle surchauffée où quelques couples dansaient sous des guirlandes de
lampions. Ils s’accoudèrent au comptoir en bois et Georges commanda deux
bières sans prêter attention à Amine qui agitait les mains pour refuser. Il se
sentait déjà tellement ivre et il avait même dû se cacher, quelques minutes
auparavant, pour vomir derrière la grange. Georges le fit boire, pour
mesurer sa résistance, pour le faire parler. Il le fit boire parce que c’était la
seule façon qu’il connaissait de nouer une amitié, d’établir un lien de
confiance. Comme les enfants qui s’entaillent le poignet et scellent un
serment dans le sang, Georges voulut noyer dans des litres de bière son
affection pour son gendre. Amine avait des haut-le-cœur et il ne cessait pas
de roter. Il chercha Mathilde des yeux mais la mariée semblait avoir
disparu. Georges le saisit aux épaules et l’entraîna dans des conversations
d’ivrogne. Avec son fort accent alsacien, il prit l’assistance à témoin :
« Dieu seul sait que je n’ai rien contre les Africains ni contre les croyants de
ta race. D’ailleurs, je ne connais rien à l’Afrique si tu veux savoir. » Abrutis
par l’alcool, les hommes autour d’eux ricanèrent, leurs lèvres humides
pendaient. Le nom de ce continent continua de résonner dans leur crâne,
évoquant des femmes aux seins nus, des hommes en pagne, des fermes
s’étendant à perte de vue et cernées par une végétation tropicale. Ils
entendaient « Afrique » et ils s’imaginaient un lieu où ils pourraient être les
maîtres du monde s’ils survivaient aux miasmes et aux épidémies.
« Afrique », et surgissait un désordre d’images qui en disaient plus sur leurs
fantasmes que sur ce continent lui-même. « Je ne sais pas comment on traite
les femmes de par chez toi mais la gosse, dit Georges, elle n’est pas facile,
hein ? » Il donna un coup de coude au vieillard avachi à ses côtés comme
pour lui demander de témoigner de l’insolence de Mathilde. L’homme
tourna ses yeux vitreux vers Amine et ne dit rien. « Moi j’ai été trop coulant
avec elle, poursuivit Georges dont la langue semblait avoir gonflé et qui
avait du mal à articuler. La gosse avait perdu sa mère, qu’est-ce que tu
veux ? Je me suis laissé attendrir. Je l’ai laissée courir sur les bords du Rhin,
on me l’a ramenée par la peau du cou parce qu’elle avait volé des cerises ou
parce qu’elle s’était baignée nue. » Georges ne remarqua pas qu’Amine
avait rougi et qu’il s’impatientait. « Tu vois, j’ai jamais eu le courage de la
rosser. Irène avait beau me gronder, j’y pouvais rien. Mais toi, il ne faudra
pas te laisser faire. Mathilde, elle doit comprendre qui commande. Hein
fiston ? » Georges continua à parler et il finit par oublier qu’il s’adressait à
son gendre. Une camaraderie grasse et virile s’était désormais installée
entre eux et il se sentit autorisé à parler des seins des femmes et de leurs
fesses, qui l’avaient consolé de toutes les désillusions. Il tapa du poing sur
la table et d’un air égrillard il proposa une tournée au bordel. Les voisins
rirent et il se rappela que c’était la nuit de noces d’Amine et que ce soir,
c’était des fesses de sa fille qu’il s’agissait.
Georges était un coureur et un ivrogne, un mécréant et un sacré
roublard. Mais Amine aimait ce géant qui, pendant les premières soirées où
le jeune soldat avait été posté dans le village, se tenait en retrait dans le
salon, fumant sa pipe dans son fauteuil. Il observait, sans mot dire, l’idylle
naissante entre sa fille et cet Africain, sa fille à qui, lorsqu’elle était enfant,
il avait appris à se méfier des idioties qu’on écrit dans les livres de contes.
« Ce n’est pas vrai que les nègres mangent les méchants enfants. »
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