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Citation de MegGomar


Quelques mois auparavant, pour la première fois, un ouvrier l’avait
appelé « Sidi » et lui avait témoigné une déférence à laquelle il ne
s’attendait pas. Selim en avait été stupéfait. Il n’avait pas su, alors, s’il
éprouvait de la fierté ou au contraire une gêne, un sentiment d’imposture.
Un jour on était enfant. Et puis on devenait un homme. On entendait : « Un
homme ne fait pas ça » ou bien « Tu es un homme maintenant, comporte-toi
comme tel ». Il avait été enfant et à présent, il ne l’était plus, aussi
brutalement que cela, sans que rien ne soit expliqué. Il avait été éjecté du
monde des caresses, des paroles douces, du monde de l’indulgence pour
être jeté sans ménagement, sans explication, dans la vie des hommes. Dans
ce pays, l’adolescence n’existait pas. Il n’y avait pas de temps, pas d’espace
pour les atermoiements de cet âge flottant, cet entre-deux obscur et indécis.
Cette société haïssait toute forme d’ambiguïté et elle regardait ces adultes
en devenir avec méfiance, les confondant avec ces affreux faunes de la
mythologie aux jambes de bouc et au torse de garçon.
Dans le vestiaire enfin vide, il retira son caleçon et tira de son sac le
maillot bleu ciel que sa mère lui avait offert. Tandis qu’il l’enfilait, il
songea qu’il n’avait jamais vu le sexe de son père. Cette pensée le fit rougir
et son visage devint brûlant. À quoi ressemblait son père quand il était nu ?
Lorsqu’ils étaient enfants, Amine les emmenait parfois à la mer dans le
cabanon du docteur Palosi et de sa femme Corinne. Avec le temps il avait
pris l’habitude de seulement les déposer et de revenir les chercher deux ou
trois semaines plus tard. Jamais il ne descendit sur la plage et ne se mit en
maillot. Il prétendait qu’il avait trop de travail et que les vacances étaient un
luxe qu’il ne pouvait pas se permettre. Mais Selim avait entendu Mathilde
affirmer qu’Amine avait peur de l’eau et s’il les abandonnait à leurs joies
estivales c’est parce qu’il ne savait pas nager.
La joie. Les vacances. Tout comme il ignorait à quoi ressemblait le sexe
de son père, Selim ne se rappelait pas avoir vu celui-ci s’adonner à des
loisirs, jouer, se détendre, rire ou faire la sieste. Son père ne cessait de
pourfendre les traîne-savates, les paresseux, les bons à rien, qui ne
connaissaient pas la valeur du travail et perdaient leur temps à se plaindre.
Il trouvait ridicule la passion de Selim pour le sport : le club nautique mais
aussi l’équipe de football dont il faisait partie et avec laquelle il jouait tous
les week-ends. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il semblait à Selim que
son père avait toujours porté sur lui un regard désapprobateur.
Son père le glaçait, le pétrifiait. Il suffisait qu’il sache qu’Amine était là,
dans les parages, pour ne plus parvenir à être lui-même. Et, à vrai dire, toute
la société lui faisait cet effet. Le monde dans lequel il vivait avait le regard
de son père et il lui paraissait impossible d’être libre. Ce monde était plein
de pères auxquels il fallait témoigner son respect : Dieu, le roi, les
militaires, les héros de l’indépendance et les travailleurs. Toujours, quand
quelqu’un vous abordait, au lieu de vous demander votre nom, il
s’enquérait : « De qui es-tu le fils ? »
Avec les années, alors qu’il était de plus en plus évident qu’il ne
deviendrait pas, comme son père, paysan, Selim se sentit un peu moins le
fils d’Amine. Il pensait parfois à ces artisans dans les ruelles de la médina et
aux jeunes apprentis qu’ils formaient dans leurs ateliers en sous-sol. Les
chaudronniers, les tisserands, les brodeurs et les charpentiers qui nouaient
avec leurs maîtres des relations pleines de déférence et de gratitude. Le
monde fonctionnait ainsi : les anciens transmettaient leur art aux plus jeunes
et le passé pouvait continuer d’infuser le présent. C’est pour cela qu’il
fallait embrasser l’épaule ou la main de son père, qu’il fallait se baisser en
sa présence et lui signifier son entière soumission. On ne se libérait de cette
dette que le jour où l’on devenait soi-même père et où l’on pouvait dominer
à son tour. La vie ressemblait à la cérémonie d’allégeance où tous les
dignitaires du royaume, tous les chefs de tribu, tous les hommes fiers et
beaux dans leur djellaba blanche, dans leur burnous, embrassaient la paume
du souverain.
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