Lev Shternberg

Être envoyé, du temps des tsars, en Sibérie pouvait avoir des avantages pour la science et pour le condamné. C'est ce qui est arrivé à Lev Shternberg, qui a fait progresser l'ethnographie et l'anthropologie, en observant et étudiant les us et coutumes des Gilyaks, rebaptisés Nivkhs, qui habitent l'Île de Sakhaline, à 8.769 km en train et bateau de Moscou. En Occident cette île de 2 fois la superficie de la Belgique et une population de moins de 700.000 habitants est surtout connue grâce à Anton Tchékhov, qui l'a visité en 1893 et en a fait un récit remarquable : "L' Île de Sakhaline, Carnet de voyage". C'est d'ailleurs Tchékhov qui m'a conduit à Shternberg.



Lev Shternberg, né en 1861, à Jytomyr (actuellement en Ukraine), était un jeune homme brillant qui étudiait les mathématiques à l'université de Saint-Pétersbourg et après le droit à l'université d'Odessa, mais n'était pas très satisfait du régime des tsars. Sans être marxiste pour autant, il joignait le mouvement "Narodnaïa Volia" ou 'Liberté du Peuple' , considéré en haut lieu comme une organisation terroriste responsable de l'assassinat du tsar Alexandre II en 1881. Cette initiative lui a valu 3 ans de prison à Odessa avant d'être expédié à Sakhaline, en 1889. Pour un séjour de 10 ans.



Peu de temps après son arrivée sur cette ïle de rêves, Lev rencontra un chamane, dont les histoires le passionnèrent tellement qu'il se mit, avec son esprit scientifique, à approfondir la vie de tous les jours, la religion, la langue et le folklore des différents peuples de ce monde à l'écart. Ce qui le fascinait en particulier étaient les mariages collectifs des Gilyaks/Nivkhs. Il nota fébrilement ses constatations et envoya régulièrement des papiers à l'Académie des Sciences à Saint-Pétersbourg où l'anthropologie et l'ethnographie étaient à leurs primes débuts, pour ne pas dire nulle part. Mais ses contributions étaient tellement appréciées, que l'Académie l'envoyé un peu partout dans la région du fleuve Armour (mot bouriate qui signifie 'boueux'), qui sur une distance de 1600 km forme de nos jours la frontière entre la Russie et la Chine.



Entretemps, les américains commencèrent également à être intéressés par ces nouvelles disciplines, et c'est le 'père de l'anthropologie américaine ', Franz Boas (1858-1942), qui, en 1905, commanditait à Lev Shternberg une monographie des peuples de Sakhaline. La version anglaise de ce document s'est perdue lors de la Révolution d'octobre et ce n'est qu'en 1999 que l'ensemble de ses écrits a pu être publié par l'anthropologue américain, Bruce Grant, pour le musée d'histoire naturelle et édité par l'université de Washington.



Ensemble avec l'anthropologue, Vladimir Bogoraz, Lev Shternberg créa en 1917, le premier centre ethnographique russe à l'université de Petrograd, où il a poursuivi ses travaux jusqu'à sa mort en 1927.



Le jeune professeur Bruce Grant a réalisé un travail impressionnant en rassemblant les nombreux textes de Lev Shternberg dans " The Social Organisation of the Gilyak" qu'il a prévu d'une introduction, d'une conclusion, de beaucoup de notes de bas de page, ďe cartes géographiques et d'un glossaire, qui rendent ce document tout à fait accessible aux non-initiés. Les nombreuses illustrations, parmi lesquelles plusieures photos prises par Shternberg lui-même au début du siècle dernier, donnent, en outre, un cachet distinctif à l'ouvrage qui devrait séduire tous les amateurs d'évasion et curieux de peuples dont nous savons, en somme, fort peu.