Ne pas se tenir par la main, ne pas montrer le moindre signe d'affection. Se tenir à distance tout en osant un contact furtif, un peau à peau presque invisible. Rebelle.
L'hypocrite discrétion de tout un pays.
De quels droits parlez-vous, exactement ? Quelles libertés avons-nous ? Il ne se passe pas un jour sans qu’on ne soit victime d’homophobie ordinaire dans ce pays. Pas un seul jour. J’ai décidé de faire un enfant avec la femme que j’aime et pour ça on a dû aller à l’étranger. Parce que, d’après la loi italienne, on ne devrait pas y avoir accès. Puis, à la naissance, j’ai été reléguée à un rôle inexistant. Vous vous rendez compte de la violence qui vous tombe dessus quand on vous dit que vous ne pouvez pas reconnaître votre enfant ? Ce matin, j’ai remis des papiers à mon avocate en vue d’une adoption parce que c’est la seule solution que j’ai. Une solution qui n’est même pas certaine d’aboutir parce qu’aucune putain de loi n’a été votée sur le sujet. Aucune. C’est du cas par cas. On n’a aucune protection. Il a fallu que Stella et moi nous nous marions afin de donner une chance à notre fils d’avoir deux parents légaux, d’assurer la suite si jamais elle devait mourir avant moi. La Legge Cirinnà, oui. Formidable. Mais elle ne reconnaît pas l‘adoption implicite et le simple fait que vous sous-entendiez qu’on nous a fait une faveur en 2016 en nous donnant accès à l’union civile en dit long sur la façon dont vous nous voyez. Puis au-delà de ça... Malgré la tonne de documents qu’on doit remplir, la montagne de démarches administratives à effectuer et la somme astronomique qu’on a dû mettre dans une FIV, je ne peux toujours pas tenir la main de ma femme dans la rue parce que j’ai peur. J’ai peur des réactions, peur qu’on s’en prenne à nous. Physiquement. Et cette peur... C’est une peur constante. Je ne sais pas ce que c’est que de montrer le moindre signe d’affection en public envers la personne qui partage ma vie. Je ne sais pas ce que ça fait que de ne pas craindre les regards de biais qu’on nous jette tout le temps. De ne pas avoir besoin de réfléchir à deux fois avant d’agir. Je ne sais pas ce que ça fait que de ne pas avoir à mentir sur qui je suis pendant des années parce que je pourrais tout perdre du jour au lendemain si on apprenait que je suis lesbienne. Je ne sais pas ce qu’on ressent quand on annote son propre nom en bas de page au service des naissances, qu’on vous juge naturellement comme étant le second parent à l’hôpital quand votre compagne accouche. Je ne connais pas tout ça, pas même avec ma propre femme, avec mon propre fils. Ma famille. Alors... Non. Non, en fait. L’Italie n’est pas laxiste. Non, ce n’est pas vrai. L’Italie est en réalité bloquée au Moyen-Âge à cause de conservateurs à la con dans votre genre.
Oui, les droits LGBT avançaient. Petit à petit, lentement. Oui, la jeune génération était bien plus ouverte d'esprit que celle de leurs grands-parents, voire même que celle de leurs parents. Mais le combat était loin d'être gagné pour autant. Toujours autant de mariages blancs, de gens dans le déni. Valentina les croisait tous les jours. À ses concerts, sur les plateaux télévisés, au café.
Dans la rue, dans les parcs.
– J'espère qu'elle ne songe pas à avoir un enfant. Chanter pour eux, à la rigueur. Mais fonder une famille avec une femme qui, en plus, a largement l'âge d'être sa fille, devrait être interdit par la loi.
– Société de dépravés.
Un peu plus tard dans la soirée, Valentina s'en voudrait. Beaucoup. Elle s'en voudrait d'avoir reposé le livre et d'être sortie de la libraire la tête basse. Presque honteuse, sans rien dire. La gorge serrée et cette sensation de ne pas avoir respecté des règles implicites. Elle s'en voudrait de son silence par crainte de représailles, de cette image qu'elle devait entretenir peu importe quoi. Apprendre à se taire et à encaisser en souriant. Elle s'en voudrait parce qu'elle en avait marre de tout ça. Parce que personne n'avait le droit de dire une telle chose à propos de son enfant et de la femme qu'elle aimait. Celle qui la rendait heureuse.
La mia Stella.
Elle s'en voudrait parce qu'il serait trop tard pour revenir en arrière et faire en sorte de ne pas nourrir de regrets inutiles qui lui donneraient juste envie de pleurer.
– Je t'aime.
Aucun tremblement de terre. Aucun tsunami. Aucune crise de panique. Non, rien. Rien à part la certitude des mots que Valentina venait tout juste de prononcer. Elle avait été sincère. Étonnée par son propre aveu mais sincère. Pleine d'une force inconnue et tranquille.
Aucun artiste n’avait fait de coming out depuis. Tous se plaisaient à dire qu’ils soutenaient la communauté LGBT+ mais aucun n’osait franchir le pas et assumer fièrement le fait d’en faire partie. Tout le monde continuait à se taire, à faire semblant. Même les plus jeunes. On aurait pu croire que la nouvelle génération s’affranchirait des mentalités archaïques de ce pays mais en fait non. Ils finissaient par se plier au jeu des non-dits et des faux-semblants comme leurs aînés. Docilement, parfois même avec soulagement.
Une vraie amertume de voir ça.
– Non, vraiment. On t'a imposé un plan de communication ridicule alors qu'en réalité tu as marqué les esprits... Il ne se passe pas une semaine sans qu'une de tes fans ne m'arrête dans la rue pour me dire combien ton geste a compté pour elle.
– Mes fans t'arrêtent dans la rue ?
– … Bene, c'est arrivé deux fois. Mais je le vois bien quand elle viennent toutes à ta rencontre après un concert et que vous vous mettez à discuter. Tu as ouvert la voie, Valentina.
La magie des mariages blancs italiens.
Valentina aussi avait donné. Elle n’était certes pas allée jusqu’à épouser Vincenzo – le simple fait de penser à une telle éventualité suffisait à la faire éclater de rire – mais se balader main dans la main en ville tout en proclamant son amour pour son agent sur les plateaux télévisés : oui. Puis elle en était revenue.
L’heureux hasard bordélique de Sanremo.
Piquer un sprint pour ne pas rater un train, c'est aussi 1. craindre la perte prématurée d'un poumon 2. manquer de s'étouffer sur son sandwich ou de s'ébouillanter avec son gobelet de café 3. repérer à la dernière seconde une petite marche perfide permettant l'accès au quai et éviter ainsi de s'étaler de tout son long devant un troupeau de touristes.
Ayant perdu assez de temps avec le boulet hétéro qui lui servait d’agent, Valentina se retournait et reprenait son observation du drame saphique qui se tramait à trois mètres de là sur la terrasse d’un penthouse de Brera.