Il y a des écrivains qui ne révèlent leur valeur « qu'à partir » d'un certain nombre de pages : une vingtaine, une trentaine, une centaine à peine leur suffisent pour convaincre qu'ils méritent d'être lus jusqu'au bout. (Balzac, probablement, est l'un de ceux-ci et Liviu Rebreanu en est un avec certitude – Eugen Lovinescu avait largement dépassé la centaine de pages dans la lecture du roman Ion lorsqu'il se décida à passer un coup de fil à l'auteur qui attendait sur des charbons ardents le verdict du critique, pour enfin le rassurer : « bravo, mon Rebreanu ! ça commence à m'intéresser »…)
(p. 239)
Quand, en 1986, la mort dans l'âme, n'ayant plus d'autre recours, j'ai été contraint de déserter mon pays natal, dès les premières journées à Paris, Alexandre Papilian s'empressa de me tendre une main secourable, sollicitant promptement, alors que je n'avais pas encore obtenu le moindre document légal ni, partant, le « droit au travail », ma collaboration à la RFI (auprès de laquelle lui-même n'exerçait qu'en vague pigiste) ; je lui proposai donc un papier sur le nouveau livre de Marthe Robert : « Le puits de Babel ». Il accepta d'emblée (après consultation avec sa supérieure, Mme Cella Minart, cela va de soi) mon manuscrit trop long (car, comme dit Pascal, je n'avais pas eu le loisir de le faire plus court), des feuilles presque illisibles, griffonnées à la hâte et dans le chaos mental, entre deux visites à la préfecture de police ; après l'avoir mis en bonne (et due…) forme, il le tapa à la machine, car j'étais nul même pour ça, parmi tant d'autres, tout ce que je savais faire c'était gribouiller, maladroit, mal assuré, « un truc », excusez du peu, « sur la littérature »…
(pp. 290-291)
Il me rappelle furieusement, notre [Antoine] Blondin, sous plus d'un aspect, deux autres écrivains. Les deux originaires du sud de la Roumanie – l'un né à Slatina (Eugène Ionesco), l'autre à Caracal, en Olténie (Teodor Mazilu).
(p. 261)
La lecture est un acte de sélection (et non de simple enregistrement) opérant, selon les intérêts du « sujet », non seulement «parmi les livres», par élimination massive, majoritaire, mais aussi à l'intérieur du peu d'élus. On ne « lit » pas réellement tout ce qu'on lit, mais juste une petite, infime partie… Notre lecture est orientée, on ne retient que ce que – de l'extérieur comme de l'intérieur – on est déterminés à retenir ; et on ne comprend de fait que ce qu'on a été en quelque sorte préparés d'avance (par une expérience, par des préoccupations « actuelles » bien particulières) à recevoir et à comprendre.
(p. 55)
Si la poésie ne s'explique pas par la biographie, mais doit pour autant sortir de quelque part, de quelque chose, ce « quelque chose » se confond, jusqu'à un point, avec le « corps » – celui vivant–douloureux, strié de nerfs terriblement « sensibles », du poète. Surtout lorsqu'il s'appelle Verlaine… Là, ma mémoire involontaire, qui en « sait » plus long que l'autre, que la mémoire exposée à bon escient, me dicte une petite digression, juste de quoi y faire entrer ce vers de George Bacovia : « ou comme Verlaine, recru de boisson ». Le « corps » verlainien, donc, mais non moins la poésie par lui, de lui suscitée. J'insiste – le « corps », et non la biographie avec ses éternels aléas...
(p. 80)
Dès l'adolescence, son incandescente adolescence à Iași, en Roumanie, Benjamin Fondane était un expert baudelairien — l'un des premiers au monde. Il n'avait pas encore vingt ans lorsqu'il publiait une véritable contribution de spécialiste, intitulé « Les éditions de Baudelaire », reprise en tête du recueil « Images et livres de France ». Il n'avait pas encore découvert Léon Chestov, mais il avait lu à fond, comme fasciné, Baudelaire ; de tout près, « lentement ». Car il aimait citer, jusqu'en faire sa devise, cette phrase du « Journal » de Gide : « Je lis comme je voudrais qu'on me lise : c'est-à-dire très lentement ».
(p. 129)
Les témoins du mariage de Benjamin Fondane et de Geneviève Tissier – Paris, 1931 ; ils avaient fait connaissance cinq ans plus tôt – étaient Léon Chestov et Constantin Brancusi, deux exilés, eux aussi : le second, un excellent ami du poète, et le premier, le grand philosophe, son maître à penser existentialiste, anticonformiste courageux, radical.
(p. 133)