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Citation de Charybde2


C’est à Berlin que cette histoire commence, comme peut-être commencent désormais à Berlin toutes les histoires de ruine, de hantise et d’oubli. Nous sommes au tout début du XXIe siècle et je travaille, presque par hasard, au sein d’une commission qui recherche, dans les archives berlinoises, les dossiers de demandes d’indemnisation des descendants ou des proches parents de victimes juives de spoliation durant la Seconde Guerre mondiale. Je lis les dossiers et les descriptions des objets perdus : les souvenirs d’appartements et de commerces, les machines à coudre, l’horloge, le manteau, le nom de mon père, celui de ma grand-mère, ma tante et je l’aimais, il ne me reste plus rien d’eux. Je lis les calculs établis par l’administration allemande, les réponses ; le langage des uns n’est pas celui des autres, la réponse ne répond jamais à la demande, et dans cet écart grandit mon malaise, celui de nous tous qui travaillons ici, équipe d’étudiants franco-allemands réunis par une jeune sociologue aux vues éclairées. Lorsque je ne suis pas au « bureau », j’erre beaucoup dans cette grande ville qui s’y prête terriblement.
Aux abords de la Postdamer Platz, je vois pour la première fois, sans savoir de quoi il s’agit, ce chantier qui m’intrigue, de la terre et des stèles ; il ne s’agit pas d’un cimetière, mais ce sont bien des stèles, sur un périmètre assez vaste, encore interdit au public. Quelle impression étrange que ce cimetière sans morts, ces plaques sans noms, ce neuf, à partir de quoi ? J’apprends incidemment qu’un mémorial se prépare. Et l’idée me semble plus incongrue encore, à deux pas de cette place en chantier elle aussi, et qui ressemble, pour ce que j’en vois d’achevé, à une maquette grandeur nature, à une incarnation neutre du toc, où résonne, dans toutes ses nuances, l’adjectif « construit ».
Confrontée, jour après jour, au plus concret de la disparition, celle des corps et des objets (un forfait de quelques centaines de Deutsche Marks s’ajoute systématiquement à l’indemnisation, quand celle-ci a lieu ; c’est le montant moyen des « dernières possessions », ce que contenait la valise, ce que portaient les personnes sur elles avant d’être tuées), je doute qu’un mémorial, circonscrit dans un espace aussi passant, aussi peu propice au recueillement, puisse avoir l’effet escompté. Et quel effet, d’ailleurs ?
Lorsque je retourne à Berlin, quelques années plus tard, le mémorial est achevé, et mon scepticisme s’adoucit un peu, pour deux raisons : j’ai vu, sur les stèles, des petits cailloux. C’est le geste que l’on fait dans les cimetières juifs : on pose une petite pierre sur la tombe. Des gens sont venus et ils ont eu ce geste pour ces stèles qui, par là même, parce que reconnues comme telles, perdent leur artificialité, deviennent espace de recueillement.
L’autre raison, c’est que le monument n’a pas de limite fixe. Il se compose de rangées de stèles de hauteur variable ; au fur et à mesure que l’on s’approche du bord, les stèles sont de plus en plus basses, jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que rectangles visibles sur le sol, rectangles qui se retrouvent encore, dispersés, aux abords du mémorial. Il n’y a ni entrée ni sortie, et ces marques au sol, qui dépassent des limites qu’on voudrait assigner au lieu, font signe vers l’extérieur, comme si, véritablement, la ville entière (le pays, le continent) portait, invisibles, ces tombes vides. Je pense au mémorial comme à un épicentre, à un espace dynamique où se matérialise un tremblement, une inquiétude de mémoire qui, lorsque l’on s’en éloigne, nous accompagnerait, nous ferait voir, dans toute la ville (le pays, le continent), ces tombes absentes, ce cimetière fantôme. Je finis par me consacrer à cette question qui me travaille. Une thèse, cinq ans.
Au lendemain de la soutenance, je tourne une page. Alors que tout tendait à ce que je me « spécialise », je prolonge, plus ou moins à contre-cœur, cette recherche par des articles connexes, puis plus rien.
Quelques années passent et une nouvelle question prend forme, qui me fascine. Je me retrouve, en apparence, complètement ailleurs. En apparence seulement, car c’est de nouveau un lieu que je veux explorer, c’est de nouveau une présence invisible qui me préoccupe, m’inquiète, me hante. Seulement, ce lieu, c’est une décharge, celle de Fresh Kills, telle qu’elle apparaît terrifiante et majestueuse, dans Outremonde, de Don DeLillo.
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