La rue nous appartient, et la ville, et la mer. Parfois, lorsqu'on n’a rien, on a l'impression de tout avoir : l'espace, l’air, le ciel, l’eau, la lumière, et surtout le temps, le temps qui donne l'impression de tout avoir. Celui qui ne possède pas le temps ne possède rien, l'homme pressé ne profite de rien, il n'a que sa hâte. Ne te presse pas, marche doucement et sens, et si tu ne veux pas marcher, étends-toi sur le sol, regarde et sens. Ne pense à rien, oublie ce que tu dois faire, que le patron t’attend, que le vendeur doit venir te voir, qu’il te faut prendre ce tramway.
C'est une longue et confuse histoire. Tout est de ma faute : je n'ai jamais su avancer pas à pas. Ma mémoire saute d'un fait à l’autre, se saisissant de ceux qui apparaissent de prime abord, revenant sur ses pas lorsque les autres, plus paresseux ou plus denses, remontent à leur tour des profondeurs du passé.
Transformé en esclave, affamé, sale et furieux, je compris qu'il existait quelque chose de pire que de perdre sa mère ou d’avoir son père en train de purger une peine à Sierra Chica ou à Ushuaïa : être sous la coupe de quelqu’un qui, sans droit ni nécessité, vous traite à coup de pieds dans le cul.
Avez-vous essayé d'imaginer ce qui se produisit lorsque l'homme découvrit que l'on pouvait faire cuire les aliments et manger chaud ? Il signa sa sentence d'esclavage éternel. Finie la vie au grand air, les voyages, l'espace, la liberté.
S'est ainsi que je partis à l'aventure, avec pour tout bagage une mère morte, un père en prison et trois frères disparus ; c'était beaucoup pour quelqu'un d'aussi jeune, mais d'autres enfants étaient peut être encore plus à plaindre.