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Citation de mimo26


Prologue

À l’heure où j’écris ces lignes, nous sommes peu à avoir vu le film L’Échange des princesses. Il ne sortira pas en salle avant neuf mois, longue gestation au terme de laquelle il rencontrera le public. Ce film est venu à moi plus que je ne suis venu à lui, comme lorsque j’adapte mes propres livres. Une phrase prononcée par un ami, d’abord, puis que ma femme m’a rapportée, a déclenché un processus de plusieurs années.

J’ai réalisé ce film sans savoir précisément pourquoi il était pour moi et c’est à cette question que j’essaye de répondre dans cet opus, dans une quête qui, loin d’être destinée à célébrer le film lui-même, convoque en moi des souvenirs et des réflexions. Des événements parfois douloureux aussi, tapis dans l’enfance, qui sont à l’origine des bonheurs de la création artistique.

Dans la nouvelle « Une banale histoire » de Tchekhov, le personnage principal, un vieux médecin désabusé, évoque le « Connais-toi toi-même » de Socrate en regrettant que le vieux philosophe n’ait pas donné le mode d’emploi pour y parvenir. L’art est une façon de s’approcher de soi au plus près. Le cinéma en particulier.

Faire un film est une longue aventure, plus de deux ans de sa vie. Condensés finalement sur une heure et demie de pellicule. La sanction du public est toujours redoutée mais moins que l’œil critique que l’on porte sur son propre travail – pour autant qu’on ait la lucidité de le faire. Melancholia de Lars von Trier m’a ébloui, et pourtant le réalisateur ne cesse de clamer que c’est de ses films celui qu’il supporte le moins. J’ai écrit moi-même un petit livre que j’aurais volontiers retiré des étagères. C’était mon second roman et il comporte à mon avis tout ce qu’il ne faut pas faire en littérature. Je n’écrirais pas sur L’Échange des princesses si je n’avais pas pour ce film une tendresse particulière qui va bien au-delà de toute forme de jugement. Je l’ai réalisé sous hypnose, dans une lévitation presque spirituelle. Je crée beaucoup de fictions, romans, scénarios de film, séries, dans un élan qui ressemble à une fuite du réel, comme s’il me fallait le configurer à ma façon pour me le rendre supportable. Avec toutefois une secrète ambition qu’on pourrait qualifier de politique : remplacer la fiction écrite par ceux qui y ont intérêt par une autre fiction, la mienne, que je pense plus proche de la réalité.

De nombreux talents se sont agrégés pendant plusieurs mois pour me permettre de voir et d’entendre ce dont j’avais rêvé. Un mélange subtil de reconnaissance, de jubilation, de nostalgie me conduit à écrire le souvenir de cette expérience longtemps incertaine, ma « nuit américaine », ces coulisses de tournage dont Truffaut a fait un film magique. C’est le livre de près de deux ans de lutte, d’exigence et de concessions.

L’aventure cinématographique se distingue de la démarche littéraire, solitaire, qui fait s’éloigner des autres pour mieux s’en rapprocher dans l’écriture. Elle est intimement collective et terriblement éphémère. En quelques semaines, des dizaines de spécialistes se réunissent pour constituer une équipe qui frôle parfois les cent personnes. Ces individus cohabitent deux mois avant de s’éparpiller vers d’autres projets. Certains se retrouvent sur de nouveaux tournages, pas tous, des amitiés se créent, de violentes inimitiés aussi parfois, mais quelle magie de voir tous ces acteurs, ces techniciens se tourner vers le même astre qui est le film dans une dévotion insoupçonnable pour celui qui n’a pas vécu au quotidien cette tragi-comédie épuisante et glorifiante.

Un soir, ma femme, en écoutant « Le masque et la plume », cette grande émission de France Inter, entend Jérôme Garcin dire à propos de L’Échange des princesses de Chantal Thomas : « Ce livre ferait un film formidable. » C’est sur ces mots venant d’un ami que je considère comme un frère qu’elle m’entreprend et me presse de lire l’ouvrage. Je le lirai mais pas maintenant, j’ai trop à faire avec la série littéraire politique dans laquelle je me suis engagé, sans parler des séries télévisées sur le développement desquelles je travaille. Qu’elle le lise en attendant. C’est ce qu’elle fait. Elle ressort de cette lecture convaincue que c’est un sujet pour moi qui aime tant la grande histoire et les enfants. Mais comme le temps me manque vraiment et que je suis submergé, je coupe court à son insistance, je ne lirai le livre que si les droits sont libres. J’en parle à mon attachée de presse chez Gallimard, Isabelle Saugier, qui connaît depuis longtemps Chantal Thomas. La réponse ne se fait pas attendre, les droits sont encore libres et Chantal Thomas, que je ne connais pas, a la délicatesse d’ajouter qu’elle serait heureuse que je l’adapte. La nouvelle m’arrive le soir. Le lendemain matin j’ai lu le livre.

Je ne rencontrerai Chantal que quelques jours plus tard pour découvrir à quel point c’est une femme libre. Elle s’amuse des préjugés et elle a pour le conditionnement des êtres une tendresse d’autant plus enjouée qu’elle a vaincu cette pression sociale depuis longtemps. Cette extrême liberté se ressent dans son rapport à l’histoire qu’elle explore en chercheuse émérite. Et ce sont ses qualités impressionnantes de romancière qui font sa manière si personnelle de représenter l’histoire, de l’installer dans une perspective singulière où l’imaginaire sert le réel et inversement.
Il serait présomptueux de ma part de dire que j’ai décidé de faire le film. Tout au plus ai-je décidé d’essayer de le faire. J’en ai parlé immédiatement à mes deux associés, Charles Gillibert et Patrick André. L’Échange des princesses avait a priori toutes les qualités pour rebuter un producteur dont la mine s’allonge généralement dès qu’on prononce « film d’époque ». Décors coûteux, costumes compliqués. C’est déjà vingt pour cent de budget en plus qu’une épopée contemporaine. Quoi d’autre ? Des cascades, des animaux ? Oui, quelques animaux, mais surtout… des enfants. Des enfants ? Mon Dieu ! Quel âge ? Une petite de huit ans au plus et un garçon de treize. Plus deux adolescents de seize, dix-sept ans. Les enfants sont une tragédie pour les producteurs. Fatigables, ils sont protégés à raison par une législation qui limite leur temps de présence sur un plateau, complexité supplémentaire pour l’élaboration du plan de travail. C’est ce modèle d’optimisation sous contrainte qui décide de la faisabilité d’un film. Mes associés ont-ils soulevé ces points comme tout producteur l’aurait fait ? Non, ils ont simplement décidé de dire oui, sans réserve.

J’ai souvent pris des décisions sans qu’elles se forment au préalable dans mon cortex cérébral, sur une pulsion davantage guidée par l’inconscient que la froide logique. Plusieurs fois, mes proches m’ont demandé pourquoi j’avais fait telle ou telle chose et je leur répondais immanquablement « Je le saurai bien un jour ». Enfant, je me souviens de moi comme d’un velléitaire acharné. J’ai tâté de tous les instruments, de tous les sports, de toutes les ambitions, chaque fois avortées, en particulier lorsque celles-ci me conduisaient à entrer en compétition avec les autres. Se mesurer aux autres ne m’a jamais intéressé. La compétition est partout, dans le travail, dans le sport et même dans l’art, sanctuaire qui devrait en être préservé par essence tant les deux sont antinomiques. Aux États-Unis, elle est à son apogée, moteur d’un système où chacun est encouragé à se définir par rapport aux autres et non par rapport à soi-même pour entretenir la dynamique qui, de l’employé du mois au sportif de haut niveau, confronte les individus les uns aux autres dans une logique de performance. Mon caractère velléitaire a commencé à disparaître dès le moment où j’ai entrepris de n’agir que pour mon propre épanouissement. Il m’a fallu longtemps pour comprendre que je correspondais précisément à la définition de l’hyperactif légèrement maniaco-dépressif, de longues périodes d’enthousiasme créatif succédant à de courtes zones dépressionnaires tout aussi actives. L’échec selon mes propres critères, l’incapacité d’amener un travail, qu’il soit littéraire ou cinématographique, là où j’estime qu’il doit être, me plonge dans une mélancolie qui n’a jamais été jusqu’à la vraie dépression. Je ne m’aime pas assez pour cela.

Ma grand-mère avec qui j’ai passé une grande et mémorable partie de mon enfance, cocon de mon ennui, a vécu dans une constante dépression. Elle me disait se fouetter le caractère pour parvenir à supporter les jours. J’ai observé d’autres grands dépressifs et j’ai remarqué souvent que la permanence de leur état, quand elle ne tient pas à une carence physiologique, vient du refus d’accepter le monde tel qu’il est. Cette imperfection du monde à laquelle se heurte leur propre rigidité les détruit progressivement.

La décision fut donc prise de faire le film, et il est temps pour moi d’éclaircir pourquoi je me suis retrouvé prêt à engager au moins deux ou trois années de mon existence dans ce projet. Car c’est de cela qu’il s’agit.
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