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Bibliographie de Marcel Frager   (2)Voir plus


Citations et extraits (6) Ajouter une citation
Le planton chargé de l'annoncer vint le prier de patienter; Mlle Descamps se trouvait occupée à la pharmacie.
Le spectacle des plaies et des déformations humaines lui étant pénible, il alla s'asseoir à l'intérieur de la salle.
L'odeur émanée d'éther et d'iodoforme l'obligea de ressortir. Les yeux attachés au sol, la pensée en déroute, il alla et vint devant la porte, résigné; puis s'interrogeant s'il ne ferait pas mieux de se retirer.
Lilia parut. Sa timidité d'autrefois, sa langueur un peu nostalgique, s'étaient complètement effacées sous une attitude décidée, un air d'importance un peu sèche, où l'on devinait que la volonté, domptant la nature, l'exagérait.
- Vous m'avez demandée ? Que puis-je donc pour votre service ?
Interdit par le ton, Antonin balbutia :
- Rien.
Elle le découvrit si décontenancé, qu'après avoir esquissé son étonnement, avec le geste de se retirer, elle se ravisa; et, s'adoucissant, le fit pénétrer dans un bureau.
Mais il demeura embarrassé, énumérant des banalités; demandant si elle se sentait heureuse dans sa nouvelle existence, du moins satisfaite. Elle comprit qu'elle devait l'aider à surmonter sa gêne, et le traiter comme un de ses malades, avec une familière douceur, car elle le devinait vaincu.
Alors il se confessa, l'implora de lui expliquer ce qu'il éprouvait, sans parvenir à le comprendre, lui confiant ses ennuis, ses tracas qui, si on les connaissait, le feraient plaindre, et non jalouser, ainsi qu'il le constatait de plus en plus.
- On m'envie beaucoup pourtant je ne suis pas heureux ! conclut-il.
- Alors que diront ceux-là ?
Elle désignait par la fenêtre deux blessés qui passaient, l'un privé d'une jambe, cognant ses béquilles; l'autre, le visage couturé, tuméfié, presque inhumain...
- Regardez-les... Et tous les autres, estropiés, hors la vie... Eux, auraient le droit de se plaindre, mais pas vous... Tenez, voyez ce soldat qui sourit, là-bas, en lisant une lettre ? Il semble heureux quoique infirme ! C'est parce qu'il ne se résorbe pas, ne se noie pas en lui-même. Sa pensée est toute à la personne qui lui écrit, et, s'évadant de son mal, elle le soulage... Vous voudriez m'apitoyer sur vous ? Mais que me resterait-il pour songer à cette infirmière de mon service qui a perdu son mari et ses deux fils, tués ? Et cette autre également veuve, ruinée, qui, pour élever trois enfants tout petits, après son service de l'hôpital, travaille encore une partie de la nuit à des ouvrages de lingerie mal rétribués. Celles-ci, ceux-là n'ont pas mérité leur sort. La pitié que je ressens est, voyez-vous, la cause de mon changement de vie.
- Je suis coupable envers vous, je n'ai pas compris...
- Il n'est plus question de cela ! Ce fut une erreur, un malentendu, c'est oublié... Mais... Ne m'en veuillez pas si j'évoque le souvenir de Maurice Ferrant... C'est en sa mémoire, par repentir aussi, qu'il me convient de me dévouer.
- Pourtant... Pas de regrets ?...
- Beaucoup, mais pas comme vous le comprenez; non que ce ne soit plus, mais au contraire que cela ait été.
- Si l'on vous offrait...
- Le plaisir ? Vous m'avez déclaré vous-même ne pouvoir le trouver... Quant à moi, j'ai constaté trop de misères injustes pour avoir le courage de reprendre mon ancienne vie... Et il m'est fort pénible qu'on me la rappelle.
- Vous avez reçu la grâce ? risqua Antonin, sceptique.
- Si vous devez railler, allez-vous-en !
- Je ne raille pas... Tout me semble faux !
- Tout, sauf la bonté.
- Même la bonté. Crois-tu, Lilia...
Elle se leva, froissée.
- Pardon... Croyez-vous... Puisque nous en sommes là... Est-ce que cette bonté qu'on étale avec tapage, cette générosité, dont on se prévaut par réclame, n'est pas le fait de l'égoïsme et de la vanité ? Toutes ces œuvres, autour desquelles certaines femmes font tant de battage, ne sont pas le fruit de la commisération et la sensibilité, mais du désir de se mettre en avant, de se faire valoir; une ambition plus orgueilleuse que les autres, et moins franche !
- En tous cas, plus utile. Pour quelques femmes qui se jalousent peut-être, affichent trop leur activité apparente, uniquement préoccupées - nous en voyons ici - de se mettre en tête, au premier rang des honneurs, plutôt qu'à la vraie place d'honneur, et qui exploitent l'effort des humbles, des effacées, de celles qui se dévouent secrètement, et leur servent à obtenir un titre, une décoration, combien par contre rivalisent de vraie charité, luttent pour soulager la souffrance des autres, sans faire cas de leurs propres peines ?
- Possible qu'elles y éprouvent une satisfaction qui nous échappe.
- Ce qu'elles savent, Antonin, et ce qu'elles symbolisent dans leur abnégation, leur sacrifice à des étrangers, quand elles n'ont plus personne à aimer, c'est que le seul bonheur réel n'est pas celui qu'on prend, mais bien celui qu'on donne. Il faut donc le chercher en dehors de soi; et ceux qui ne s'éloignent pas d'eux-mêmes, ne peuvent le trouver. L'égoïsme est un chemin qui ne mène à aucun but. Antonin, vous n'êtes pas heureux parce que vous n'avez jamais pensé à rendre heureux. Oh, ne parlez pas du plaisir dont la qualité n'est proportionnelle qu'à la violence et à la variété de l'occasion ! Vous vous plaignez parce que vous oubliez de regarder autour de vous, et de comparer votre droit et votre chance; parce qu'en accaparant toutes les satisfactions, vous en avez négligé une, la principale : la satisfaction de vous-même.
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Évidemment, il avait été imprudent, trop prodigue et pressé. Mais de le reconnaître, cela n'arrangerait pas les choses.
- Il est bien ennuyeux de rentrer si tard ! se plaignit Monsieur Delbiat.
- Oui... On vous attend ?
- Non, j'habite seul à l'hôtel; je n'ai amené personne avec moi... Mais il est certainement imprudent de circuler la nuit dans cette banlieue déserte, privée de la moindre police. Un mauvais coup doit être facile, d'autant que les voleurs sont à peu près assurés de l'impunité.
Antonin frissonna. Subitement il évoquait la Ninon et son corps supplicié. Pourquoi ce lugubre souvenir ?
- Vous n'avez pas de revolver ? demanda-t-il à son compagnon.
- Non, malheureusement; je ne pensais pas rentrer à une pareille heure !
- J'ai le mien, rassurez-vous. Et personne ne peut se douter que vous transportez sept mille francs sur vous.
- Moi, j'ai ça, dit, en se retournant, le cocher qui épiait la conversation, Ça vaut mieux que tout !
Il montra un couteau à cran, robuste et très affilé.
- Nous allons nous arrêter là; il faut que je fasse boire mes chevaux, et que je les laisse souffler un peu... Si vous voulez casser la croûte en attendant, il y a justement une cantoche à côté, une soignée... Vous avez le temps, et ça vous redonnera un peu d'assurance.
Une baraque en effet découpait son ombre opaque au bord de la route; un homme ouvrant la porte parut dans l'encadrement lumineux pour offrir ses services. M. Delbiat refusa de dîner, ne voulant pas augmenter le retard; mais il consentit à prendre du café.
Pendant que la tenancière le faisait chauffer, Antonin absorba trois ou quatre verres d'alcool. Se plaignant que c'était de l'essence de parapluie, le cocher exigea quelques rasades plus réconfortantes.
Ils ressortirent ensemble, en premier, et tandis qu'ils vérifiaient les harnais, l'homme, crapuleux, avec un frôlement de coude familier, insinua :
- Il a raison, le vieux. Le coup serait beau : Sept mille balles... Et sans risques !...
- Oh ! hocha Antonin, d'un ton entre le doute et la répugnance.
- Pas si vous étiez contre moi, vous aussi, naturellement ! Mais si, au contraire...
- Dites donc, faites attention... Croyez-vous que moi...
- On n'entend pas; le vieux est encore dans la baraque... Avec ça que vous seriez fâché de les avoir dans votre poche, ces billets-là... Et les bijoux en plus ?... Et je sais bien, moi, que vous ne goupinez pas dans le cristal... Alors... Dites, vous voulez ?...
- Non... D'ailleurs, nous sommes trop près de la ville.
- Je n'ai qu'à tourner en rond, dans le sens opposé... Il fait noir...
- Je vous répète que non...
La voix d'Antonin n'était pas assurée.
- Vous n'osez pas... Mais vous auriez envie... Personne jamais ne le saurait, dans cette brousse... On accuserait les indigènes...
M. Delbiat apparut, ayant réglé les consommations. On repartit.
Dans l'ombre, Antonin étudiait son compagnon. C'était un homme moyen, un peu voûté, d'une cinquantaine d'années, peu robuste... Il semblait inquiet et tendait son attention vers l'alentour.
- Sommes-nous encore loin ? demanda-t-il.
- Non, assura Antonin, à qui pourtant il sembla que le cocher venait de prendre une direction contraire...
- Le trajet m'avait paru moins long, en venant.
- C'est à cause de la nuit; les chevaux avancent avec peine.
Brusquement la voiture stoppa.
- Bon ! bougonna le conducteur, j'ai une roue calée.
Il sauta de son siège, et vint au côté de M. Delbiat :
- Je suis obligé de vous déranger et de vous prier de descendre pour soulever la voiture... Autrement, elle est trop lourde... La roue est dans le sable... Tenez, voulez-vous m'aider, et pousser là, de votre côté...
Docile, le quinquagénaire vint s'arc-bouter derrière la capote, à l'endroit que l'homme lui indiquait. Subitement il s'affaissa, s'aplatissant silencieusement comme une masse molle, qui s'immobilisa.
Antonin, resté en avant, n'avait pas eu le temps de comprendre, ni de voir. Il allait se pencher pour se rendre compte, quand une barre d'acier qu'il aperçut dans la main du cocher lui expliqua le coup mat, assourdi, qu'il avait vaguement discerné. Vivement il recula, craignant une attaque analogue, et sortit son revolver. L'autre ricana :
- Plus la peine ! La besogne est faite... Inutile de tirer le canon !
Et, s'agenouillant, il fouilla les poches de sa victime.
- Part à deux, hein ? ajouta-t-il. Mais d'abord faut m'aider à porter le gibier.
Le doigt sur la gâchette de son browning, Antonin ne savait pas encore s'il allait être le justicier ou le complice de cet individu.
Celui-ci cependant, trapu comme un débardeur et impassible, hissait le corps dans la voiture. Puis à la lueur de la lanterne, il visita le portefeuille compta les billets, et en mit quelques-uns dans la main d'Antonin, qui les reçut, les garda, muet, presque inconscient. L'homme le poussa alors à son tour dans le véhicule et commanda :
- En route !
- Où allons-nous ?
- Laisse-moi faire... Prends garde au colis !...
Le cadavre roulait sur les jambes d'Antonin. Il fut obligé de le soutenir et de supporter sur ses mains une humeur gluante qui découlait de la nuque.
Quand on s'arrêta, il dut encore, obéissant à l'autre, l'aider à descendre le ballot humain, et à le coucher sur un remblai qui bordait l'endroit, dominant un gouffre qu'on devinait sans en apercevoir l'étendue ni la profondeur, perdues dans la nuit. Comme cela sentait l'herbe et la vase, il devait y avoir un ruisseau ou un marais.
L'homme à nouveau explorait minutieusement les vêtements du mort, avec une attention vorace, tâtant, retournant, déchirant les doublures; il arracha les bagues, l'épingle de cravate, la montre, la chaîne, un étui... Il fourrait le tout précipitamment dans ses poches.
- Je t'ai donné le quart de l'argent... Ça doit te suffire... Pour m'avoir simplement regardé, déclarait-il à mots sourds, entrecoupés... Mais si jamais t'avais fantaisie de jaspiner... De raconter ce que tu ne dois pas avoir vu, j'ai des copains qui sauront te refroidir... Sans qu'on puisse les chauffer !...
- Comment allons-nous rentrer? interrogea Antonin.
- Tout naturellement.
- Si on nous questionne ?
- Qui ça ?... Pourquoi ?... J'ai pas de numéro... Personne ce matin ne nous a vus partir... Pas d'européen dehors, il faisait à peine jour... On ne saura jamais si j'avais chargé un client ou deux...
- Mais à l'hôtel ?...
- On le portera disparu... Par imprudence... Ou pour ne pas payer sa note !...
- Et le propriétaire de tantôt ?
- Ces types-là ne se mêlent jamais de nos histoires... ils savent que nous nous vengeons entre métis... Ils ne racontent même pas ce qu'ils voient... Alors ?... Tiens, pendant que je termine, surveille les bêtes.
Antonin revint près de l'attelage.
Le quart de l'argent ?... Il compta les billets remis il y avait juste quatorze cents francs !... C'est pour ça, qu'il avait accepté, presque aidé un assassinat ?... Quatorze cents ?...
Il se rapprocha du meurtrier.
- Donne-moi la moitié de l'argent !
- Tu rigoles !... Pour ce que tu as peiné !...
- Il me faut au moins la moitié.
- Jamais !... Tiens, regarde, on croira que ce sont les indigènes qui l'auront réglé... Je pose leur signature !
Et, cynique, avec son couteau, il labourait le visage du mort.
Révolté, Antonin fit feu, à bout portant... Puis une deuxième fois, involontairement, pour être sûr... L'homme s'abattit sur le cadavre, semblant l'enlacer. Lui, effaré, inerte, demeura auprès sans bouger, étonné de son acte. Puis il tressaillit, entendant du bruit... Non, c'étaient seulement les chevaux, agacés d'attendre ou alarmés, qui venaient d'avancer. Il courut les arrêter.
Ensuite, il ne sut plus ce qu'il devait faire !
Si on avait entendu les coups de feu, il raconterait que le cocher avait tué son compagnon, ainsi que cela était vrai, et que menacé à son tour, il avait dû lutter pour se débarrasser de lui.
Mais personne ne vint.
Ne pouvant demeurer là, il songea à rentrer en ville, avec la voiture, la conduisant lui-même. Il annoncerait qu'il avait été victime d'une agression de bandits, que lui seul avait échappé.
Mais comment reconnaître la route dans la nuit ?...
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Tous les invités à présent avaient disparu, par groupes successifs. Il ne restait sur la terrasse qu'Abrâm, retenu par la Ninon, et quelques femmes. "Madame" leur commanda de descendre pour se préparer. C'était l'heure où commençaient à venir les clients désireux d'éviter les désagréments de la grande affluence.
Lilia se retira également après avoir, en signe de gratitude complice, longuement abandonné ses mains dans celles de ce "Monsieur de Lestaque" qui allait peut-être la sauver de sa déchéance odieuse !
Le soir, ils se retrouvèrent au concert. Elle chanta, en le regardant, une mélodie amoureuse, un air charmant, mais désuet, qui récolta tout l'insuccès d'une mièvrerie. Sa voix était juste et agréable, mais le vacarme ne permettait pas de s'en rendre compte, et son "genre" contrastait trop avec celui de l'établissement. Seul la complimenta un médecin militaire dont Antonin avait auparavant déjà remarqué l'empressement assidu. Mais Lilia, indifférente et rébarbative, n'eut d'attentions que pour celui en qui se condensait son espérance. Ce dernier jugea qu'elle négligeait trop son public, mais lui sut gré de la préférence manifestée. Il remarqua qu'elle portait gracieusement sa toilette modeste, mais de goût heureux, et que son inexpérience, candide plutôt que sotte, ne manquait pas de séduction.
Il hésita cependant ce soir-là à une conquête trop facile. Elle se réalisa le lendemain, presque inconsciente, fatale dans ce milieu où la dépravation était de règle, et où l'accoutumance du métier ne pouvait faire considérer d'anormale que la pudeur.
Confiante, elle l'admira. Ils avaient échangé leurs rancœurs, confessé leurs déboires. Lui, flatté malgré tout de la considération qu'elle lui accordait, l'avait prise ainsi qu'on recueille une pauvre chose égarée, sans défense, et que l'habitude fait vite adopter. Elle, humble, effarée de sa transplantation avilissante, et ardemment reconnaissante de trouver dans son isolement quelqu'un qui lui parlât sans rudesse ni mépris, qui accueillit et parut comprendre ses dégoûts secrets, ses révoltes trop craintives. Elle se réfugia dans la caresse de l'étreinte comme une bête affolée se jette dans un piège.
Elle était de ces êtres faibles, non pas lâches, mais désarmés, qui éprouvent une gêne presque honteuse à résister, à refuser, et subissent, accablés, en s'indignant après coup, ce qui est le plus opposé à leur goût, à leur mentalité, contre quoi ils ne cessent de s'insurger au fond d'eux-mêmes, en demeurant dans l'impuissance de réagir. Victime élue, proie offerte, Lilia avait échoué dans cette taverne, sous le joug des proxénètes, après une succession d'avatars dont n'avait pu la préserver l'éducation réelle, mais déprimante, qu'elle avait reçue à l'école de Saint-Denis. Orpheline, sans guide, elle avait abordé le Conservatoire. Ne pouvant payer les leçons de son professeur, elle n'avait pas osé lui résister d'abord, ni, ensuite, se différencier de ses camarades dont elle avait adopté la désinvolture libertine, pour ne pas être raillée, et, finalement, parce qu'il fallait vivre. Elle n'avait aimé personne jusqu'alors. Plaisantée, rudoyée, bernée, elle avait eu peur toujours de dire non. Ne faisant aucun cas d'elle-même, découragée par cette constatation, elle restait incapable de faire apprécier ses qualités; elle les dissimulait. Elle avait espéré un peu; elle ne savait au juste quoi, quelque chose de vague dont l'attente l'avait menée de déceptions en déceptions. Un tel désir de meilleur la hantait qu'elle ne réfléchissait pas, ne regardait pas où elle allait. Les exemples ne la conseillaient point ni ne l'amendaient. Eternellement elle serait dupée.
Dans le désarroi de son début à l'Impéria, elle s'était fiée, avec élan, en ces deux jeunes hommes, rencontrés fortuitement, et qui se détachaient de la vulgarité des autres. Mais Lerbier s'était amusé quelques jours de sa naïveté, puis, ne la trouvant pas assez drôle pour lui, l'avait présentée à son ami. Maurice Ferrant, plus courtois, avait paru la plaindre et s'intéresser à elle. Mais l'attache de souvenirs que ses voyages tentaient de semer, empêchaient d'éclore en lui des désirs plus longs que ceux qui peuvent faire dévier l'obsession des heures lourdes. Lilia avait subi vers lui une attirance émue; elle s'était offerte, sincère et tendre, prête à se réserver uniquement, par choix fervent. La déférente froideur de sa galanterie l'avait déconcertée, détachée. Maurice, au moment de partir vers le sud, lui avait bien proposé de l'emmener; mais sans insister.
Une plaisanterie de Lerbier sur le partage des gestes d'amour l'avait blessée. Elle s'était évidemment livrée à tous deux, mais successivement; son honnêteté à elle consistait à n'appartenir qu'à un seul, tant qu'il ne la répudiait point.
Malgré son envie, par orgueil presque, elle n'avait pas osé accepter de partir.
Alors, une fois de plus désappointée, éprouvant toujours le besoin de se tendre vers une aspiration devenue pour elle comme la bouée du naufragé, elle se réfugia avec l'émoi concentré de ses attentes, de ses désirs, de ses échecs, dans la tendresse convoitée de ce beau garçon sympathisant qui promettait de la comprendre et de la protéger.
Dans son besoin de se livrer, de se soumettre à une force compatissante qui la dirigerait, elle se consacra toute à lui. Son ardeur nouvelle, aveugle, l'insurgea contre les familiarités des habitués de l'Impéria. Elle se déroba aux sollicitations. Au café-concert, pendant les quêtes imposées, elle se montra prude, hostile. Aussi, ses recettes furent nulles. Jérôme l'invectiva brutalement pour sa maladresse défectueuse, l'obligeant à recommencer ses tournées parmi les tables des consommateurs dont les rebuffades s'exagéraient d'obscénités.
Antonin non plus n'admettait pas ce particularisme intransigeant. S'il acceptait l'amour de Lilia, s'il l'encourageait à évoluer vers la passion, il n'entendait pas que ce fût dans un exclusivisme qui supprimerait d'avance les résultats lucratifs auxquels il aspirait.
Il lui reprocha donc son inexpérience et ses erreurs de novice, s'évertua à la conseiller, la chapitrer, lui inculquer des principes de matérialité pratique, experte, enfin à lui inoculer ses secrets postulats de réalisme tolérant et rémunérateur.
Elle ne comprit pas, puis s'indigna, imaginant qu'il se moquait d'elle, ou bien la soupçonnait de trahison. Interprétant son cynisme pour de la jalousie acerbe, elle s'écarta au contraire du rôle vers lequel il la poussait.
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Complimenté, envié, victorieux, honoré, il n'était pas satisfait. Ses épaules n'avaient pas été préparées pour le poids de cette réussite. Elle l'accablait, engendrant mille contraintes, suscitant d'infinis devoirs que son cerveau n'assimilait plus, et des soucis progressant qui pesaient sur ses idées, les entravaient !
Ce qu'il avait souhaité, accompli, le dépassait. Son œuvre débordait au délà de ses facultés, submergeant sa volonté.
Plus il s'élevait, plus son point de départ au lieu d'être reculé, semblait se rapprocher ! La veulerie originelle, longtemps comprimée, fatalement réapparaissait.
Ce discours, longuement préparé par ses secrétaires, et auquel, en dernière heure, il se dérobait, c'était par crainte des critiques, des attaques dont le menaçait une publication concurrente et jalouse. Ses ennemis prétendaient dévoiler... Quoi ? Que savaient-ils ?... Tout, peut être !... Ou bien peu de chose !... Mais comment être sûr ?
Et cette croix, qu'on lui faisait depuis un mois miroiter, pour laquelle il avait distribué des dons, payé des articles, des cadeaux plus ou moins directs, s'il venait ce soir, à l'instant de l'obtenir, de la refuser, ce n'était point par modestie, non plus que par dédain orgueilleux dont on allait sûrement le taxer; mais parce que réellement, il n'en était pas digne, ainsi qu'il l'avait déclaré sans qu'on eut compris le sens exact de sa pensée. Pas digne : parce qu'il fallait fournir son état civil, son casier judiciaire... Et lui qui possédait tant, n'avait rien de tout cela !... La guerre étant finie, il fallait à présent justifier ses titres. Cette décoration nécessitait une enquête, un dossier ! Pour arrêter ceux-ci, il avait dû refuser celle-là; sinon la récompense aurait pu se changer en châtiment, ou en affront ! Favorisé par tout le reste, Antonin n'obtenait pas l'essentiel. Il ne s'appartenait même plus. Sa situation, si haute, mais sans base, lui paraissait établie dans le vide. Il en éprouvait, désaxé, un réel vertige. À ses préoccupations se joignait un malaise immense, une tristesse, qu'il ne pouvait expliquer, ni préciser. Au fond, de tant de jouissances dont il abusait, il ne soutirait aucune joie, aucun contentement. Il ne savait plus ou en trouver, ni même s'il était capable d'en ressentir.
Tandis que se prolongeait la fête, toujours absorbé, taciturne, lointain, il recevait vaguement une impression très embrumée de gens qui parlaient, se balançaient, élevaient leurs verres pour accompagner des phrases sempiternelles, dont il percevait des mots détachés, çà et là, comme des échos apportés vers lui par un vent d'ailleurs :
- ... Vous nous avez tracé la magnifique route du progrès... J'espère que vous en réaliserez d'autres, de vraies, carrossables... Nous en avons besoin pour circuler... - Très bien - Bravo - ... L'avenir de la colonie... Le passé de gloire... La conscience des labeurs qui ont semé tant de réalisations ne doivent pas sombrer dans l'océan de la bureaucratie... - Bravo - Hourrah - ... C'est un discours improvisé !
Isolé, Antonin sombrait dans sa méditation, les souvenirs l'envahissaient. Il se retrouvait à la vieille cité royale, au temps de Ferrant; et plus tard, lorsqu'il séjournait dans la calme et belle demeure, si chaudement sereine, avec Lilia; cette Lilia douce et tendre, qu'il avait jugée humblement insignifiante et dont il découvrait - pourquoi si tard ? - le charme aimant et consolant.
L'existence l'avait bien malmenée, celle-là; le vil marchandage de ses débuts; les meurtrissures de la lutte et de l'ignorance, la disparition de Ferrant; sa lâcheté à lui. Mais toutes les laideurs subies ne l'avaient pas salie. Elle se dressait au dessus. Pourquoi l'avait-il rudoyée, abandonnée ? Mieux traitée, elle eut peut être été une compagne souriante, en tous cas, dévouée et sûre.
Antonin l'avait revue depuis son mariage. Aux premières rencontres, elle l'avait évité. Fat, il en avait d'abord souri. Mais, cela persistant, il s'en vexa. Elle paraissait ne pas le reconnaître. N'admettant pas cet oubli, il était allé la voir. Elle avait changé de logement; et il ne put la trouver.
Un peu plus tard, la croisant dans la rue, il fit arrêter son automobile pour la contraindre à causer avec lui. À sa surprise, elle ne manifesta aucune rancune, et l'interrogea amicalement avec le sincère souhait qu'il fut heureux. Quant à elle, l'existence de plaisirs faux lui répugnait; elle préparait un examen pour devenir infirmière. Il crût à une moquerie ou à une fantaisie passagère. De même qu'il avait ri quand, auparavant, elle lui avait confié qu'elle eut adoré avoir un enfant.
Mais quelque temps plus tard, il l'avait encore aperçue, cette fois en costume blanc, avec un insigne rouge au bras et sur le front. On lui apprit qu'en effet, conversion moderne, elle était entrée à l'hôpital comme aide.
Il ne l'avait plus revue depuis. Ce refuge d'un désenchantement le préoccupait. Il songeait à Lilia, plus qu'il n'avait jamais songé, lui, à aucune femme, ni aucun être. Cela le surprenait que son esprit put se fixer ainsi avec constance.
Tout ce qu'il possédait le laissait dédaigneux et las; mais l'obsession lui venait de ce qui se dérobait à son désir.
Des convives, ses voisins, s'étant agités, et lui touchant le bras, il perçut la fin du dernier discours. :
- ... Et l'intrépidité des valeurs qui doivent lier leurs mains et leurs efforts dans le soleil de notre but !
Des applaudissements éclatèrent, dont le vacarme se mêla au branle-bas général, choc des verreries, reculs bruyants des chaises, tandis que l'orchestre attaquait convulsivement une marche sonore. Puis ce fut le chaos des derniers compliments, des poignées de main, et la poussée, l'entassement vers, le vestiaire.
Aux quelques personnes qui l'entouraient, avant de partir, Antonin répondit vaguement, énigmatiquement, sans entendre ce qu'on lui disait.
Il s'apprêtait à s'en aller avec quelques-uns dans un bar, pour terminer cette fêle si réussie naturellement, lorsqu'on lui fit remarquer qu'étant souffrant, il était plus prudent, ou normal, qu'il rentrât chez lui. Cette judicieuse remarque l'obligea de regagner son domicile.
Si tôt ? Ce n'était point de son goût, ni dans ses habitudes. Antonin vraiment était changé.
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Dans un salon écarté, des notables indigènes, assis en tailleur sur les sièges, et se croyant tenus de rester là, fumaient ou baillaient, indifférents, caressant leurs pieds nus pour s'occuper, tout en contemplant les poutres coloriées du plafond.
Le premier étage était réservé aux fonctionnaires, officiers et gens de marque. On y dansait à peine et parlait encore moins. Les personnages que leur situation autorisait ou obligeait à demeurer là, immobiles, debout, généralement muets, attendaient l'heure où ils pourraient s'en aller.
Antonin avait amené sa femme pour la présenter officiellement. Mais, dès l'entrée, il l'avait égarée, dans le mélange disparate de la cohue. Il errait de haut en bas, à travers les salles, pièces, escaliers, bousculé par les couples de danseurs, pourchassé par des gens de service, arrêté par des survenants en retard.
Il se trouvait dépaysé dans ce débordement de foule, cette avalanche de gaîté qui, depuis le matin, n'avait pas fait trêve.
Sa femme le préoccupait. Coquette, affairée, parlant peu, éludant les questions, presque toujours absente, prétextant des obligations d'œuvres qu'elle s'était imposées, pour complaire aux femmes du Major et du Régent, elle le négligeait trop manifestement.
De toute la journée, il n'avait pu l'avoir près de lui, et la nuit s'avançait sans qu'il réussit à la rejoindre.
Il pensa que peut-être elle avait quitté le bal; mais il n'osa pas s'en aller, de crainte qu'elle fût encore là, perdue dans la masse tourbillonnante, ou bien changeant de salle en même temps que lui. Il décida de demeurer en observation devant une baie du vestibule.
Dans le salon, derrière lui, deux dames causaient :
- Moi, madame, je suis indignée de la désinvolture de certaines femmes de la colonie. Je trouve leur conduite éhontée... Comme celle des hommes, je m'empresse de l'ajouter.
- Parce que vous n'aviez jamais quitté la province, madame, et que vous habitiez un pays brumeux. Dans ces contrées de soleil et de vie extérieure, on ne peut pas rester austère. Les maris sont occupés, mais les femmes n'ont aucune distraction; celles d'officiers voient parfois leur époux éloigné plusieurs mois, en colonne, ou dans un poste à l'avant, qu'elles ne peuvent habiter. Qu'ont-elles pour chasser l'ennui ? Des pensées que le désœuvrement, la pénurie de tout attrait ou dérivatif laisse flotter vers les tentations proches, qui les hantent d'abord, les obsèdent, puis les séduisent, cependant que le climat les tourmente et les incite.
- Dites aussi le désir de solder des caprices que la situation du mari ne peut pas toujours contenter ou acquitter. Mais ce ne sont pas là des excuses. Du moins, toute femme qui se respecte ne doit pas les admettre. Aussi moi, je reste intransigeante...
Antonin, se retournant pour contempler la sévère moraliste, reconnut Bérengère d'Asty ! Il cherchait comment lui exprimer son admiration, quand, subitement, il aperçut par delà le chassé-croisé des couples, sa femme, dansant avec un officier, visage contre visage, presque pâmée dans son enlacement.
Il se précipita pour la rejoindre, mais l'orchestre s'arrêtant, les danseurs se pressèrent en se bousculant vers le buffet; entravé par cette barrière humaine, de nouveau il la perdit de vue. Retardé par des saluts, des échanges de phrases brèves, il lui fut impossible de la retrouver.
Certain qu'elle était là, il recommença la tournée des salons, inspectant, furetant, dévisageant, ouvrant toutes les portes, indiscrètement. Il se sentit ridicule, mais persévéra. Il parcourut encore le premier étage.
Dans une pièce où l'on jouait, d'une table on lui proposa de faire un bridge. À peine répondit-il. À l'extrémité d'un salon suivant, une tenture masquait une porte. Machinalement il la souleva.
Sur un canapé, les mains unies, les genoux rejoints, une tête masquant l'autre, dans l'appui d'un baiser alangui, il discerna un uniforme bleu entrelaçant la robe éclatante d'une femme. La sienne : Marguerite !
Il s'arrêta, muet. Eux, n'ayant rien entendu, aveugles dans leur étreinte, ne changèrent point d'attitude.
Songeur, il laissa doucement retomber la portière.
Un esclandre public, un duel ? Choses auxquelles ne convenait point un homme tel que lui !... Et puis, cet amant était-il le premier ?... En tous cas, celui qu'il venait de reconnaître était un officier d'ordonnance, très bien en cour, couvert de galons et de décorations de guerre, - bien que n'ayant jamais quitté les bureaux, mais par héritage sans doute de ceux qui n'avaient pas eu le temps de les recevoir ! - Alors ?
Tête basse, Antonin de Lestaque revint à la table de jeu où l'on réclamait un quatrième. Les cartes, étalées en éventail pour tirer, s'offraient comme un aimant.
Il en retourna une :
- Dame de pique.
- Avec le valet de cœur.
Il s'assit. Cependant dans le brouhaha, martelé par le pas des danseurs, la fanfare du rez-de-chaussée rivalisait d'inharmonie avec l'orchestre du premier.
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Tous les matins pourtant, désœuvré, ne sachant que faire, Antonin revient au café de la petite place, où stationne, continuellement identique, une multitude débraillée, en attente. Inquiétants échantillons de toutes les races, stagnants, inévitables, fastidieux. Chez les débitants, les mêmes visages, mêmes heures, presque aux mêmes places. Quelques hommes, mieux habillés que la masse, arborant de larges feutres, fouettant d'une badine leurs bottes éperonnées, vont, viennent, fendent les groupes et affichent un air préoccupé pour circuler en rond, puis s'arrêter et attendre... Quoi ? Attendre simplement; comme les autres.
Et perpétuellement passe et repasse l'invariable théorie bigarrée : les incessants bourriquets, le naseau vers le sol, heurtant les passants de leurs charges bringuebalantes de pierres, de poutres ou de ballots, sous les avertissements rauques de leurs conducteurs loqueteux; les femmes indigènes informes, le visage caché, empaquetées dans des étoffes rèches qui leur donnent l'aspect de grands sacs ambulants; les hommes aux faces tannées, plissées, rugueuses, en tuniques décolorées, râpées, poussant leurs savates trouées au bout de leurs pieds nus et calleux; parfois, amplement drapés de lainages blancs et fins, des notables ventrus, mafflus, méprisants, juchés sur de confortables selles de drap rouge à l'arçon pointu, et secoués par l'alerte trottinement de leurs mules nerveuses; des cavaliers européens, assez rares, et dont les chevaux descendent craintivement la pente trop accentuée de la rue, - qu'une inexpérience d'ingénieur a récemment pavée de dalles trop larges et glissantes; - d'exceptionnelles élégantes, épouses de diplomates ou de commerçants établis de lointaine date, promenant leur oisiveté, leurs robes claires, et leurs coiffures empanachées, au pas prudent de mulets dociles ou d'ânes qui leur
font de loin en loin érafler la pointe vernie de leurs souliers contre l'aspérité des murailles. Se faufilant entre tout cela, se querellant sans trève, des gamins faunesques, cireurs enragés, se précipitent en se heurtant vers chaque arrivant pour s'emparer de ses pieds et les astiquer avec frénésie. Laissant les heures s'écouler, impassible d'apparence, Antonin s'irritait secrètement. Il apercevait autour de lui la concurrence de trop d'appétits en quête comme le sien. Car sur cette place restreinte où la cohue semblait placide, dans l'atmosphère d'un débarcadère international d'où sa propre inutilité bannissait la précipitation, sous l'indifférence des masques, quelle fièvre obscure et rongeante ! Malgré l'inégale incertitude des buts et des moyens, quel débordement d'avidité quelle ruée de désirs, différents de capacité, mais égaux d'impatience ! C'était la curée en espérance; et, tout à la fois, la volonté de lutte, l'inquiétude fébrile, la présomption trépidante, l'instabilité, la contrainte, l'expectative fabuleuse, la déception appréhendée, le piétinement énervant, l'immobilisation bouillonnante, et par dessus tout, l'orgueil amoral du risque hardi.
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