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Citation de Partemps


Marcel Gauchet
Entretien avec Marcel Gauchet 1


2Le Philosophoire : Pour commencer cet entretien, pouvez-vous retracer les grandes étapes de votre formation intellectuelle — et plus précisément philosophique —, en évoquant notamment l’influence qu’a pu avoir sur vous Claude Lefort, dont vous avez été l’élève et avec qui vous avez participé dans les années 70 à l’aventure de Textures, puis de Libre ?

3Marcel Gauchet : L’élément premier à situer, indépendamment de tout élément personnel, est le temps et la génération à laquelle j’appartiens. Il me semble en effet que c’est ce qui est déterminant en matière de formation intellectuelle, et dans le cas, philosophique. Ma génération, c’est la fameuse et funeste génération 68 : la génération intellectuelle du structuralisme — dans lequel j’ai été formé —, et la génération du gauchisme et de ses aventures. Je n’ai jamais été membre d’aucune organisation politique, justement parce que j’avais des motifs de défiance à leur égard assez fondés, mais cela ne m’empêchait évidemment pas d’être mobilisé par l’actualité politique et les événements de l’époque. C’est dans ce contexte-là, entre l’espèce de fausse révolution intellectuelle qu’a représenté le structuralisme — qui a été quand même extrêmement marquante, même si elle a appelé par après une critique rétrospective —, et les problèmes politiques posés par le gauchisme soixante-huitard, pour faire court, que je me suis constitué intellectuellement. En particulier les problèmes que j’avais rencontrés dans l’extrême-gauche, dès avant de rencontrer Lefort — l’ultra-gauche comme on disait à l’époque — c’est-à-dire, en gros, le radicalisme politique non stalinien. Non stalinien et non léniniste, parce qu’à mon goût personnel, entre le stalinien de stricte observance et le trotskisme par exemple, la différence intellectuelle est infinitésimale ! Que fait-on quand on sort du léninisme, et jusqu’à quel point peut-on être marxiste, ou pas, pour être conséquemment non léniniste ? Cette dérive-là était déjà entamée avant 68.
4J’ai connu Lefort en 66. Il a posé sur cet élément général une empreinte tout à fait importante, notamment concernant la sensibilité à la question de la démocratie et du totalitarisme avec laquelle il était lui-même en prise dans ces années-là. Plus l’ouverture à la phénoménologie, dont par la suite je me suis distancié, celle de Merleau-Ponty notamment. Je suis devenu assez critique vis-à-vis de cette tradition par la suite, mais sur le moment elle m’a fortement marqué.

5La question est un peu embarrassante pour moi, parce qu’elle me renvoie à une brouille pénible. Sans songer une seconde à nier l’importance du questionnement auquel Lefort m’a initié, — il s’est formé entre nous une collaboration dont témoignent les premiers textes que j’ai publiés — par la suite, cependant, est né un contentieux entre nous parce que je n’ai pas été payé en retour. J’étais alors très jeune et très dévoué, et pour appeler les choses par leurs noms, j’ai été l’objet d’une exploitation mandarinale qui a détérioré nos rapports. Lefort m’a beaucoup apporté, et je ne songe pas une seconde à le nier. Mais je crois également lui avoir aussi apporté quelques petites choses. La différence entre nous c’est que lui n’a pas songé une seconde à le reconnaître. Ce type de situation finit par créer — quand on note la dissymétrie —, des relations problématiques, qui font que nous n’avons plus de relations du tout.

6De plus, il s’est creusé entre nous une différence politique et une différence philosophique. La différence philosophique, c’est la distance progressive que j’ai prise vis-à-vis de la tradition et du langage phénoménologiques. La différence politique est venue d’une différence d’appréciation sur la manière de se situer à l’intérieur de la démocratie. C’est ce qui ressort des textes sur les droits de l’homme que nous avons commis l’un et l’autre en 1980. Lefort continue de s’inscrire, à mon sens, dans une certaine lignée du gauchisme et de ce que personnellement j’appellerais « révoltisme », où au nom d’une démocratie « sauvage », toute protestation, toute négativité est en quelque sorte la bienvenue — puisque c’est là que se passerait « l’invention démocratique », comme il dit. J’ai les plus grands doutes sur le bien fondé de cette position. De deux choses l’une : soit on récuse le principe de la démocratie, soit on l’accepte. Si on l’accepte, la seule manière cohérente de s’y situer, c’est de se situer à l’intérieur, et non pas sur ses marges. Se situer à l’intérieur de la démocratie, cela veut dire se donner une vision globale de la société que l’on juge souhaitable pour en assumer la responsabilité et le projet, et s’inscrire dans la confrontation réglée des options disponibles. Sans se donner les facultés de la posture marginale, qui renvoie en fait à l’oligarchie en place le soin de mettre de l’ordre à partir du désordre créatif des confus.

7Le Pk : Vous publiez votre premier ouvrage en 1980. La pratique de l’esprit humain, que vous écrivez en collaboration avec Gladys Swain, décrit une autre histoire de la folie que celle de Michel Foucault. Quel était l’enjeu véritable de ce travail ? A-t-il été mené dans la perspective d’une remise en cause des thèses de Foucault, emblématiques qu’elles sont d’une vision romantique de la folie ?
8M.G. : Non, l’objet immédiat n’était pas la remise en cause des thèses de Foucault. Il se trouve que Foucault était l’auteur qui avait non seulement écrit le livre le plus important, le plus significatif sur le sujet, mais en plus l’auteur qui avait porté la question à son véritable niveau d’élaboration. Donc, il était inévitable de s’y confronter.

9Néanmoins, cet ouvrage s’inscrit dans un effort d’intellectuel bien antérieur, qui vient droit de l’héritage structuraliste dont j’ai parlé, où Freud tient une place énorme, un Freud revu et corrigé par Lacan. Lacan, qui là aussi, est l’auteur auquel on doit — quoi qu’on pense par ailleurs de ce qu’il a fait — d’avoir donné à la pensée de l’inconscient toute sa portée philosophique. La question qui se posait était donc d’intégrer dans la philosophie l’apport freudien. Car une des lignes que Lacan ouvrait, c’était l’inscription de Freud dans une tradition spéculative. Et c’est ce qui me parut dès mes jeunes années extrêmement important, à travers l’idée qui m’intéressait : celle d’une histoire du sujet, c’est-à-dire d’une réinsertion de la percée freudienne à l’intérieur d’une histoire moderne du principe de subjectivité. Qu’y avait-il, du point de vue d’une histoire du sujet, derrière Freud ? Ou bien encore : entre Hegel et Freud, que trouve-t-on ? On trouve évidemment la psychiatrie, c’est-à-dire la psychiatrie clinique et la psychopathologie du 19ème siècle, dont à travers et en liaison avec Gladys Swain qui était psychiatre, je me suis aperçu qu’elle était d’une richesse irréductible à ce qu’en disait Foucault. A la limite, on peut dire que Foucault ne considère pas le discours psychiatrique, parce qu’il en opère une sorte de réduction généalogique via la déconstruction du récit de libération des aliénés qui est en fait un nouvel enfermement.

10Telle était la visée principale du livre que Gladys Swain et moi-même avons écrit : restituer sa richesse et sa profondeur anthropologique et spéculative à ce qui se joue dans la psychiatrie du 19ème siècle, et en particulier dans son moment initial qui est tout à fajt déterminant. Autrement dit, le projet positif l’emporte de beaucoup sur le négatif : l’important est de s’approprier ce qui ouvre — au moment même où Hegel élabore une sorte d’absolutisation spéculative du sujet —, une autre voie qui révèle tout à fait autre chose en matière de fonctionnement du sujet au travers de la folie.
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