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Citation de Partemps


Marcel Gauchet
3
Le Ph. : Donc l’adéquation est à construire ?

22M.G. : Oui.

23Le Ph. : Et c’est cela la démocratie ?

24M.G. : C’est cela pour une partie essentielle ! La réflexion sur les fondements de la démocratie est utile, mais une des lacunes énormes de la philosophie politique consiste à ne pas s’interroger suffisamment sur les institutions démocratiques. Comme si elles allaient de soi, comme si ces institutions n’étaient que de purs moyens adjacents, secondaires. Ce n’est pas vrai : leur rôle est capital. Qu’est-ce que la séparation des pouvoirs ? Cela me semble extraordinairement important dans le fonctionnement de la démocratie tel que les individus le vivent. Cela correspond à des attentes institutionnelles. Les institutions sont des rouages au travers desquels se manifeste l’esprit de la démocratie. Ce n’est pas rien. Ce sont des choses qui sont élucidables. Nous savons très peu de choses des conditions institutionnelles de la démocratie.

25Le Ph. : Pourrait-on dire, de manière plus générale, que votre réflexion menée durant ces vingt années s’est employée à tirer toutes les conséquences de ce que Lefort nomme l’avènement de la modernité ; à savoir le passage d’un monde hiérarchisé fondé sur le principe d’une souveraineté transcendante où les hommes, inclus dans des réseaux de dépendance symbolique réciproque, étaient assignés à des rangs et à des statuts intangibles, à une société intrinsèquement divisée qui aurait libéré l’individu de ses liens de subordination traditionnels en instituant l’autonomie individuelle comme principe politique ? Peut-on considérer de la sorte votre travail comme un effort pour penser dans ses ultimes conséquences cette mutation analysée par Lefort, notamment son aspect, disons, anthropologique (la réflexion de Lefort se situant peut-être à un niveau plus strictement politique) ?

26M.G. : Pas seulement. J’ai essayé, surtout, par rapport à cette perspective politique de la question de la démocratie, de l’approfondir en la situant plus précisément dans l’histoire. D’où l’intérêt pour le religieux. Une chose est de dire — ce qui est banal — que les sociétés modernes échappent à la détermination par la religion et la transcendance ; autre chose est de se demander pourquoi cette soustraction est advenue, et quelle en est l’origine. Un de mes soucis depuis toujours est d’élaborer une pensée de l’histoire alternative au marxisme. Une des plus belles inconséquences d’aujourd’hui est l’utilisation tacite d’un marxisme qu’on récuse officiellement. J’en ai eu des attestations comiques au moment où j’écrivais Le désenchantement du monde. « Pourquoi, mais où est le problème ? », me disait-on, « C’est le capitalisme qui est la cause de la sortie de la religion ! » Justement pas ! Le capitalisme est une conséquence de la sortie de la religion au même titre que la démocratie. Mais encore faut-il expliquer ce qu’était l’organisation religieuse du monde à laquelle nous échappons, et ce que signifie y échapper.

27Pour moi, cette question est fondamentale. D’autant plus que c’est aussi la question clé du sujet. En effet, si on situe la question philosophique du sujet dans l’histoire, on s’aperçoit qu’elle émerge à l’intérieur même du religieux. Elle est théologique, initialement, car le premier sujet, c’est Dieu. Et c’est de l’intérieur de cette tradition que la question du sujet émerge en philosophie — avec la modernité effectivement —, et jusque dans l’idéalisme allemand. La déconstruction du sujet au 20ème siècle, chez Heidegger pour prendre le principal auteur, continue de relever d’une théologie implicite, mais très forte. Il faut donc établir ce que veut dire organisation religieuse du monde. Si nous admettons que le partage superstructure/infrastructure est faux, que mettons-nous à la place ? C’est le problème qui a été déterminant pour moi.

28Il en résulte comme programme : comprendre la démocratie dans son histoire. Il est trop simple de raisonner sur une supposée essence de la démocratie, en s’épargnant d’expliquer comment cette forme démocratique advient et devient. Car la démocratie de l’an 2000 n’est pas celle de 1900, et elle est encore moins celle qu’on peut entrevoir au sortir de la Révolution française. Suivre la sortie de la religion est le moyen de comprendre l’histoire de ce qui en sort. C’est par ce canal qu’on rencontre l’anthropologie, c’est-à-dire la solidarité profonde de la transformation de l’être-ensemble que représente la démocratie, avec la transformation de l’être-soi non moins capitale qui se produit parallèlement. Chose que Tocqueville avait appréhendée, mais qu’il a cantonnée dans la seule sphère de l’égalité. Or il n’y a pas que cela ! Il y a certes un homme de l’égalité, dont d’ailleurs Tocqueville décrit les comportements d’une manière admirable et avec une grande lucidité. Mais il ne décrit pas ce qu’il y a à l’intérieur, si je puis dire. Il y a, effectivement, un miroir de l’égalité qui refaçonne les êtres ; mais qu’est l’homme de l’égalité dans son essence intime ? Là, Tocqueville s’arrête, car ce n’est pas son objet. Un prolongement anthropologique est requis en ce point.

29Le Ph. : Vous souhaitiez donc éviter autant le matérialisme dialectique marxiste que l’idéalisme hégélien ?

30M.G. : Oui. C’est la question qui nous est posée à tous, d’ailleurs. Sommes-nous vraiment voués à l’un ou à l’autre ? Ou sommes-nous capables d’élaborer une compréhension de l’histoire qui ne soit pas une philosophie de l’histoire ? « Philosophie de l’histoire » a un sens très précis pour moi. Tel que Hegel le formule, c’est l’auto-connaissance du devenir par lui-même, l’advenue de l’esprit à l’intelligibilité de son parcours. La « matière » de Marx ne nous fait pas sortir de ce cadre. Il n’y a pas de philosophie de l’histoire possible, à mes yeux, mais il y a nécessairement une interprétation philosophique de l’histoire, de son enjeu, et de ce dans quoi elle nous plonge. Pouvons-nous rendre compte de l’histoire autrement qu’en termes d’histoire de l’esprit, ou en termes renversés de devenir matérialiste des contradictions des modes de production ? A mon sens, oui. A ma petite échelle, j’ai essayé de contribuer à l’établir. Je pense qu’il y a une voie entre les deux.

31Le Ph. : Précisément. Contrairement à un grand nombre de philosophes contemporains qui entendent déconstruire — dans la lignée de Nietzsche et Heidegger — le principe de rationalité et l’ensemble de ses corrélats, votre travail est fortement marqué par l’effort de donner un sens à l’histoire. Je pense plus précisément à votre souci de systématisation et à votre volonté de dégager la dynamique de l’histoire, en faisant ressortir les points de rupture et les lignes de continuité qui y sont à l’œuvre. Faut-il voir là une certaine influence des philosophies systématiques de l’histoire, notamment celle de Hegel ? Concevoir, par exemple, le christianisme comme « la religion de la sortie de la religion », n’est-ce pas considérer finalement l’histoire sur un mode téléonomique ?

32M.G. : La réponse est formellement : non ! Chez Hegel, la téléonomie est suspendue à une opération spéculative extrêmement précise : l’intuition que l’esprit a de lui-même, l’auto-connaissance de l’esprit au terme de son parcours. D’où la pensée de la fin de l’histoire. C’est l’advenue de l’esprit à lui-même sous le signe du savoir de lui-même. Evidemment, dans ce sens-là, je suis radicalement non hégélien. Je ne crois à rien de pareil.
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