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Citation de Partemps


Marcel Gauchet
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J’ai été beaucoup plus pragmatique, si vous voulez, et moins ambitieusement spéculatif que Castoriadis. Le problème de l’autonomie ne me vient pas du tout de lui. J’ai repris cette catégorie de Kant. Tout simplement. J’étais gêné par l’emploi que faisait Castoriadis de cette notion, parce que j’avoue que je ne voyais pas très bien ce que pouvait vouloir dire « société autonome ». D’ailleurs, je ne l’emploie pas dans mes premiers textes. Je suis venu à l’employer à partir du moment où j’ai travaillé sérieusement la question du devenir du droit naturel, des théories du droit naturel moderne, et en particulier cette espèce de radicalisation si frappante qui va de Hobbes à Hegel en passant par Rousseau. Le moment kantien, dans ce parcours, introduit l’autonomie. Dans la ligne de Rousseau, Kant opère la transposition de la morale de l’autonomie — se donner à soi-même sa propre règle — à la politique. Qu’est-ce que la société libre ? C’est la société qui se donne sa propre loi. Mais que signifie « se donner sa propre loi » ? Voilà, au fond, d’où je suis reparti pour penser l’écart qui sépare l’autonomie théorique de l’autonomie pratique que nous voyons à l’œuvre dans l’histoire moderne, et c’est ce qui m’emmène loin de Castoriadis.

42Précisément, l’histoire moderne c’est l’autonomie. Mais ce n’est pas l’autonomie au sens de la société qui se donne sa propre loi à un moment t, dans l’instantanéité. Qu’est-ce que l’autonomie, dans le monde moderne ? C’est la société qui se produit elle-même, concrètement. C’est cela l’autonomie en pratique, dans le monde où nous sommes. C’est sans doute la décision politique, collective, à un moment défini du temps, mais c’est surtout une auto-constitution dans la durée du monde humain sous l’ensemble de ses aspects. C’est cela l’histoire, l’histoire au sens moderne du terme. Les sociétés deviennent, à partir du début du 19ème siècle, disons, et du complexe science-technique-capitalisme. Elles ont une histoire, elles se font dans le temps. Le problème principal que doit traiter la démocratie est le gouvernement de l’histoire, c’est-à-dire du gouvernement de cette production désordonnée, confuse, brinquebalante…

43Castoriadis en reste à une image très abstraite de ce que peut vouloir dire « autonomie ». Avec d’ailleurs, une insistance de plus en plus grande, frappante dans ses derniers textes, sur le modèle psychanalytique, qui lui fait penser l’autonomie à l’échelle de l’individu : que serait un individu autonome ? J’apprécie tout à fait qu’il souligne que cela n’est pas la transparence d’un individu qui décide librement à tout moment, ni l’autonomie kantienne du sujet moral qui universellement décrète l’obéissance à sa volonté rationnelle. Mais en même temps, à l’échelle de la société, le modèle ne dit pas comment cela peut se produire. C’est à mon avis la limite de sa réflexion. C’est sur ce point que je diverge de lui tout en ayant la plus grande estime, admiration et sympathie, et pour l’homme et pour ce qu’il a écrit.

44Le Ph. : Comment jugez-vous sa tentative de continuer à penser les conditions d’un projet révolutionnaire, jusque dans les années 1990, jusqu’à sa mort ? Une ambition qu’on a caractérisée comme étant démesurée, d’ailleurs.

45M.G. : J’avoue que cela me paraissait le point aveugle de sa pensée, et une sorte de point d’honneur que je ne comprenais pas très bien. D’autant qu’en pratique, pour le bien connaître personnellement et l’avoir beaucoup fréquenté, on ne peut pas dire que c’était le problème qui l’occupait du matin au soir. Il s’accommodait somme toute assez bien du fait que la révolution ne venait pas très vite, et même qu’elle était sérieusement compromise dans le monde où nous sommes ! Constat sur lequel je suis totalement d’accord avec lui, car quoiqu’on pense de la possibilité abstraite d’un projet révolutionnaire, ce qui est clair, c’est que la période où nous sommes n’est pas favorable pour l’exécution d’un tel projet ! Son entêtement théorique ne m’en était que plus énigmatique. J’y vois la fidélité à une manière d’être, à une identité personnelle qui me semble avoir été extraordinairement dominée par l’identification à Marx. Ce qui ne me gêne pas, par ailleurs, parce que c’est un très bon modèle. Mais cela ne me semblait pas très rationnel.

46Je conserve néanmoins le noyau rationnel, en ce que rien ne permet non plus de décréter ce qui peut advenir de cette histoire consciente dans laquelle nous sommes engagés depuis maintenant deux siècles — ce qui est dérisoire à l’échelle de la longueur de temps de l’histoire humaine. En fait, nous sommes au tout début, et de l’historicité dans son sens moderne, et de la démocratie dans son sens moderne. Donc décréter dès maintenant avec arrogance que ceci ou cela est impossible, ou que telle ou telle chose ne peut pas arriver, est absolument dérisoire. Nous sommes dans une histoire ouverte, où un bien plus grand degré de lucidité des sociétés humaines, à l’égard de leur fonctionnement, et de lucidité des individus à l’égard de ce qu’ils sont, est possible. Mais je ne crois pas que cela puisse jamais revêtir la forme de soviet généralisé où l’on vote sur la lucidité — ce qui n’est d’ailleurs pas une bonne manière d’entrer dans la lucidité !

47Le projet révolutionnaire, je n’y crois pas. Mais je crois aux possibilités considérables du futur des démocraties et du futur de l’espèce humaine à l’égard d’elle-même. Dans un temps très éloigné, mais l’histoire est longue… Nous devons apprendre la sagesse de l’histoire, sa lenteur, et l’échelle de temps à laquelle elle se déroule, qui n’a strictement rien à voir avec le pauvre petit temps de nos vies individuelles, fut-il très allongé !

48Le Ph. : Vous avez écrit une histoire de l’institution asilaire, une histoire de l’inconscient, une histoire politique de la religion. En faisant l’histoire de l’œuvre de Marcel Gauchet, pourrait-on en déduire une philosophie (ou une science) de l’histoire ?

49M.G. : Justement pas, puisqu’il y a disparité des entrées — comme vous l’avez relevé. Je ne crois pas à la possibilité d’une totalisation. Ce qui ne veut pas dire que je ne crois pas à la possibilité d’une cohérence. Il y a bien sûr des choses qui se rejoignent, mais sans qu’on puisse véritablement réussir à les nouer dans un système qui donnerait la parfaite consistance globale d’une advenue de l’esprit à lui-même. Il faut prendre à chaque fois des biais particuliers. Et à chaque fois qu’on prend des biais particuliers — la matière de l’histoire est immense, d’une profusion labyrinthique —, on découvre d’autres dimensions inaperçues. On ne perd jamais son temps en faisant une histoire particulière. J’ai été soumis à des pressions amicales de gens me disant : « Au lieu de t’embarquer dans des histoires particulières que tu fais avec trop de scrupules, tu devrais donner une vision globale ! » Je ne le fais pas, non pas par passion d’érudit, mais tout simplement parce que je n’y crois pas. Si je fais l’histoire de l’éducation, je sais que je vais découvrir des choses qui n’entrent pas du tout dans ce qui sera une histoire de la religion, qui n’entrent pas du tout dans ce qui sera une histoire de l’inconscient ou des sentiments. Et il n’y a aucune possibilité de jamais nouer tout cela dans un ensemble boulonné et définitif. Ce sont des carrières ouvertes. Ce qui ne veut pas du tout dire, encore une fois, que nous sommes dans un disparate, un hétérogène ou une absence de continuité entre ces registres. Mais cela ne se rassemble pas.

50J’espère parvenir par ces explorations successives à me rapprocher du noyau philosophique que je vise, soit l’articulation de l’être individué et de la dimension collective. Comment des sociétés humaines tiennent-elles ensemble, et comment, à l’intérieur de cet espace collectif, des individus au sens le plus fort du terme — donc au sens d’êtres doués de réflexion, de volonté, de liberté — parviennent-ils à déployer leurs projets singuliers ? Sans qu’il y ait entre les deux ni confusion, ni possibilité de les désolidariser. Voilà, la direction. Mais pour aller vers ce point, il faut emprunter des voies différentes qui ne donnent pas plus qu’une petite vue sur la cible. C’est décourageant, mais cela vaut mieux à mon sens que de fausses totalisations dont on a assez pu mesurer qu’elles ne menaient pas très loin.
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