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Citation de Partemps


Marcel Gauchet
6
Le Ph. : Il y aurait donc une compréhension possible de l’histoire, mais sans qu’on puisse parler pour autant de déterminisme historique ?

52M.G. : Je ne suis pas du tout historiciste. C’est un des points qui m’embarrassaient vis-à-vis de Castoriadis. De par sa position de fond sur le temps, il me semble qu’il était voué fatalement à un historicisme, en se condamnant à penser le devenir comme une production intégrale de nouveau. Or, ce n’est pas ce qu’on voit, à mon avis. On discerne des déterminations qui sont relativement constantes. Je n’aime pas employer le mot d’invariant parce qu’il est sommaire.

53Disons qu’il y a des structures dans l’histoire, c’est-à-dire des choses qui demeurent et se transforment complètement. Evidemment, le pouvoir politique dans l’Etat-providence de l’Europe d’après 1945 n’est pas le pouvoir politique chez les Yanomami. Mais c’est quand même un pouvoir politique. Il y a entre eux quelque chose en commun qu’il s’agit de dégager. Ce n’est pas un invariant, parce qu’il varie — et parler d’invariant, dès lors, est absurde —, mais il y a des structures, et des structures qui ne sont pas soumises, bien qu’elles varient considérablement, à cette altération de la production du nouveau et de l’inouï dans l’histoire dont parlait Castoriadis. Il y a des déterminations, et au fond dans l’histoire, c’est toujours de la même chose dont il s’agit. Ce qui fait qu’elle est compréhensible. Parce que sinon, je ne vois pas ce qu’on pourrait en comprendre. On aurait à faire à des écrans opaques nous séparant de passés devant lesquels nous serions éberlués mais qui ne nous seraient pas accessibles. Or, l’expérience la plus frappante, quand vous vous trouvez face à un Yanomami, est double : elle est celle, d’une part, des années-lumière qui vous séparent d’une humanité totalement différente, mais elle est aussi, d’un autre côté, de la proximité. Car c’est bien un homme comme vous, un semblable, et dans la vie quotidienne, vous n’avez pas beaucoup de mal à le comprendre même quand vous ne comprenez pas sa langue. Quand vous voyez sa réaction à un plat qu’on lui présente, l’expression de sa physionomie vous parle immédiatement !

54Il y a donc les deux dimensions qu’il faut combiner : l’étrangeté absolue des moments du temps qu’instaure l’histoire, et cette espèce de continuité qui fait qu’il y a une humanité. Les choses qui nous paraissent au premier abord les plus barbares, les plus étonnantes, les plus incongrues, nous deviennent compréhensibles. Toujours. Comme toutes les langues sont compréhensibles : sans connaître une langue, on arrive à la pénétrer, et à l’apprendre. Sans dictionnaire, ni grammaire ! C’est l’expérience ethnologique par excellence. C’est bien des mêmes significations dont il s’agit, même si elles se présentent dans des couleurs et des acceptions qui font qu’on ne saura jamais tout à fait cette langue comme les gens qui la pratiquent de naissance. Mais on peut la comprendre et se débrouiller avec.

55Il y a des déterminations dans l’histoire, très puissantes, qui font que c’est toujours la même histoire, et il n’y a pas de déterminisme. Les passages d’un état à l’autre de cette historicité sont parfaitement énigmatiques. Jamais on ne rendra compte selon la nécessité de l’émergence du monothéisme en Israël. Jamais on n’expliquera pourquoi un prophète qui avait le nom de Christ a à ce point parlé à assez de gens pour que cet événement parfaitement périphérique de l’empire romain survenu dans un coin reculé, minuscule, et obscur, explose à l’échelle mondiale. Cela ne veut pas dire que c’est incompréhensible. Mais il n’y a pas de déterminisme. Tous les grands événements échappent à l’enchaînement causal. Ce ne sont pas pour autant des surgissements ex nihilo absolument irréductibles devant lesquels il n’y aurait qu’à s’incliner. Ils sont élucidables, mais pas selon le déterminisme.

56L’histoire est faite de déterminations, et elle est indéterminée. Je me méfie énormément de ce mot d’indétermination, parce qu’il ouvre la porte à toutes les divagations. « Indéterminé » ne veut pas dire qu’il se passe n’importe quoi à tout moment, et qu’il y a des choses qui surgissent de manière incompréhensible. Non ! Des choses que rien ne permettait de prévoir adviennent, mais elles sont intrinsèquement compréhensibles, et mettent en jeu les mêmes choses que ce qui était là auparavant, en les transformant, en les remaniant, en produisant des conséquences qu’on n’avait pas prévues. C’est toute la difficulté de comprendre l’élément historique.

57Le Ph. : Au fond, vous récusez la fausse opposition structuralisme/historicisme !

58M.G. : Oui ! On revient au point de départ. C’était le débat de ma jeunesse, et c’était un débat qui résultait d’une double méconnaissance, et de la consistance de la structure et de la nature de l’histoire et de l’historicité. Quand on approfondit rigoureusement les deux termes, on s’aperçoit qu’ils ne présentent pas l’incompatibilité qu’on y voit à première vue. A vue de surface, en fait.

59Le Ph. : Vous convoquez autant l’histoire que la sociologie, la philosophie, l’anthropologie ou la politique. Votre œuvre constitue-t-elle de fait une nouvelle approche disciplinaire ?

60M.G. : Faut-il vraiment créer de nouveaux noms ? Pour essayer de spécifier ce que j’essayais de faire, j’ai parlé d’anthropo-sociologie transcendantale. C’est-à-dire des conditions de possibilité de l’humanité et de la société dans leurs liens indissolubles. Mais ce n’est pas une discipline : c’est une démarche. Mon intention n’est pas de créer un Institut. Est-ce que philosophie ne fait pas l’affaire, tout simplement ?

61Actuellement, nous sommes dans une situation très particulière où s’appelle philosophie le seul discours sur l’histoire de la philosophie. Tout ce qui paraît aux barbares du CNU et autres mandarins déborder de cette définition — c’est-à-dire des thèses sur un corpus d’auteurs très limité —, n’est pas considéré comme de la philosophie. J’ai la très banale audace de penser que la philosophie ne se résume pas à cela. Cette vue a sa légitimité, parce que la philosophie a besoin de la connaissance de son passé, et qu’il y a une manière philosophique de faire l’histoire de la philosophie. Mais il y a d’autres voies.

62Qu’est-ce que la philosophie, sinon cette exigence de réflexion qui s’alimente de ce qui apparaît dans les savoirs positifs, qu’elle ne récuse pas, pour essayer d’en tirer des conséquences spéculatives qui n’appartiennent pas et ne peuvent appartenir à ces savoirs disciplinaires ? Qu’est-ce que la philosophie moderne entre Descartes et Kant ? Tout simplement une réflexion sur les sciences exactes. Que fait Descartes, et que fait Kant ? Descartes fait la philosophie de la physique galiléenne, et Kant fait la philosophie de la physique newtonienne. La philosophie moderne, c’est en fait une théologie de la science moderne. C’est comme cela formellement qu’on peut le mieux la définir.

63Hegel introduit un élément nouveau : il fait la philosophie de l’esprit. C’est-à-dire la philosophie de cet objet nouveau apparu en son temps : l’histoire. La philosophie doit continuer à faire ce pourquoi elle est faite. C’est un savoir au second degré, tout simplement. On écrirait actuellement un Traité de l’homme, ce serait burlesque. On peut toujours divaguer sur 200, 300 ou 400 pages, mais quel est l’intérêt ?

64Il y a des connaissances sur l’homme, très réelles, qui existent grâce à des disciplines qui nous apprennent vraiment quelque chose. Est-ce qu’il faut les récuser au nom de la philosophie ? Non, il faut intégrer ces connaissances tout en mesurant qu’elles sont partielles par construction et qu’elles s’interdisent, au nom de la vérification, de tirer elles-mêmes les conséquences de ce qu’elles découvrent factuellement. Qu’est-ce qui nous interdit d’intégrer dans la représentation de l’histoire les apports de l’ethnologie ? Ce n’est pas le problème de l’ethnologue, qui essaie de comprendre une société ou un groupe de société déterminé, mais replacés à l’échelle de l’ensemble, ces enseignements changent l’idée générale et de la condition humaine, et de l’historicité. Il faut lui faire place. De la même manière, Freud nous apprend qu’il y a un aspect de l’humanité qu’on ne connaissait pas, et qui me semble très intéressant et très riche de prolongements spéculatifs.

65La nouveauté de notre situation, depuis Hegel, c’est précisément l’extraordinaire enrichissement des savoirs positifs sur l’humain social. C’est un des sites possibles de la philosophie. Ce n’est pas le seul : la logique et la science contemporaine ont suscité aussi des réflexions philosophiques de grande ampleur. Les sciences exactes continuent d’être une source pour la philosophie. Le statut de la science me paraît être un problème philosophique tout à fait éminent. Mais on peut aussi continuer la philosophie dans l’ordre des savoirs sur l’homme et l’histoire.
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