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Citation de Partemps


Paris, 27 août 1981

« Arrivé très en avance place Saint-Sulpice, où j’ai rendez-vous avec P., j’attendrai un peu plus d’une demi-heure sur les marches de l’église. Cette place reste, malgré ses récentes transformations, une des plus belles de Paris. Son charme noble (aucun lieu à Paris n’a la majesté des grands espaces urbains de Rome) tient bien entendu d’abord à la façade de l’église Saint-Sulpice ; au grand dégagement de son quadrilatère sur les rues Saint-Sulpice et Bonaparte, et à la fontaine qui renvoie dos à dos Bossuet, Fénelon, Massillon et Fléchier.
Les maigres marronniers enlèvent aujourd’hui au lieu le caractère provincial qu’il a longtemps gardé au cœur d’un des quartiers les plus “remuants” de la rive gauche ; mais la fontaine surélevée, et la place, ainsi dégagée, restituent l’architecture de l’église (très récemment restaurée) dans sa masse et relèvent, en plein soleil, les qualités d’un style de référence néo-classique, palladien, rarement aussi réussi en France.
La façade de l’église n’a pas moins été remaniée que la grande colonnade du Louvre pour laquelle je n’ai guère de goût… Je ne peux m’empêcher de penser à ce qu’eût été le Louvre si Bernini avait mené à bien son projet. Mais n’en va-t-il pas de même du projet de décoration de la grande galerie par Poussin ?
Paradoxalement et, quoique ne comptant pas moins de six architectes successifs, l’église Saint- Sulpice (dirais-je jusqu’à l’inachèvement de la tour sud) me paraît plus heureuse dans son “unité” que la proportion allongée de la grande colonnade ou le “resserrement” dressé de la chapelle du château de Versailles ; la superposition des doriques et ioniques, s’impose clairement dans la monumentalité des colonnes, grâce aux belles mesures de la loggia qui semble haussée à sa taille par l’ensemble de la construction, et d’abord par l’escalier découvert au flanc de la nef.
Paris est encore aux deux tiers vide de ses habitants et les quartiers quasi déserts. Sur la place, dans la lumière dorée au déclin du soleil, quelques enfants se poursuivent en riant, d’éclat en éclat, autour de l’eau perlée dont la chute continue paraît étouffer, éponger tout autre bruit. Je pense un moment aller revoir les fresques de Delacroix. Elles s’éclairent de l’emportement du dessin et de la couleur, comme aucune œuvre du peintre ; et semblent exclure toute autre présence dans l’espace étroit de la chapelle des Saints-Anges… Je resterai finalement assis sur un banc le dos tourné à l’ancien séminaire dans la contemplation un peu distraite des déplacements de l’ombre et de la lumière sur le lourd bâtiment (personne ne paraît se demander ce qu’il fait là, monumental, inutile), sa présence pourtant pacifie (avec son étagement, et l’heureux dialogue de ses styles emboîtés) la turbulence active de la ville et la rage précipitée du jour.
Pourquoi faut-il toujours que ce qui s’écrit diffère à ce point de ce qui fut vécu ? Ce n’est ni la superposition des ordres architecturaux, ni quelques réflexions sur les beautés comparées de la grande colonnade du Louvre avec la façade de l’église Saint-Sulpice, qui m’ont retenu sur cette place ; ni rien d’explicitement culturel ; mais je ne sais quoi de diffus dans l’ombre, dans la lumière, dans la monumentalité, dans la transparence claire de la fontaine, dans la chaleur de la pierre dorée. Et sans doute rien non plus de tout cela mais tout cela aussi, sans distinction, dans l’attente et le temps répandu à travers l’espace que limitent les monuments… La présence des passants, le va-et-vient des enfants en vêtements vivement colorés et les grands personnages de pierre figés en quelque noble attitude… les princes de l’Église dominant, dans leur niche, le vif frémissement des eaux, et très haut, sur la loggia, un monumental, et pourtant à peine perceptible, saint Paul… Ces personnages de pierre disent certainement, beaucoup mieux que quoi que ce soit, ce qui se passe pour moi au milieu de l’après-midi ensoleillé, la tranquillité, non pas la pétrification… mais la stupéfaction du temps. Le temps hors temps. Le temps qui ne compte pas avec la contrainte n’est pas un temps pétrifié… et ces statues, ces monuments eux-mêmes ne sont pas pétrifiés, mais sont là, rassurants, aussi parce que inutilement ils témoignent hors du temps… dans un temps hors du temps, posé là, et peut-être viable. J’écris “peut-être” parce que, en effet, il faudrait écrire “à peine” ou “un peu” ou… en ce sens, qui fonde aujourd’hui comme hier la dimension de ces monuments, le trop de place qu’ils occupent, et le vide qu’ils font, ce sens qui diffère du vécu et n’en est pas moins une possible régulation de ce vécu. »
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