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Citation de Partemps


Isabelle Rimbaud ne s’y trompe pas. « Ce serait une erreur de croire que l’auteur d’Une Saison en enfer ait jamais pu se plier aux vulgarités de la vie du commun des mortels. »

Il est vrai qu’elle tient la place de la mère... très absente en cet endroit.

La mère assume la chronologie archaïque naturelle... « Mme Rimbaud n’est pas d’une nature affable et j’aurais lieu de penser que les entretiens projetés, vu surtout du sujet, ne fussent promptement écourtés. »

La soeur préserve l’instant décisif où le temps, le « chronos », se perd.

« Comme compréhension de la morale et du caractère, j’ai peur qu’il ne vous échappe au moins par certain côté, c’est qu’il y a là des subtilités terriblement compliquées », écrit Isabelle Rimbaud à celui qu’elle finira par épouser.

La mère est absente.

« Je te supplie à genoux de bien vouloir m’écrire ou me faire écrire un mot. Je ne vis plus de l’inquiétude où je suis [...] Que n’ai-je donc fait pour que tu me fasses un tel mal ? Si tu es malade au point de ne pas pouvoir m’écrire, il vaut mieux me le faire savoir et je reviendrai... malgré Arthur qui me conjure de ne point le quitter... »

La fille préserve l’instant, elle n’est pas comptable.

Elle écrit à sa mère, quinze jours avant la mort de son frère : « À propos de ta lettre et d’Arthur, ne compte pas sur son argent. Après lui, et les frais mortuaires payés, voyages, etc. Il faut compter que son avoir reviendra à d’autres, je suis absolument décidée à respecter ses volontés et quand même il n’y aurait que moi seule pour les exécuter, son argent et ses affaires iront à qui bon lui semble. Ce que j’ai fait pour lui, ce n’était pas cupidité, c’est parce qu’il est mon frère et abandonné par l’univers entier, je n’ai pas voulu le laisser mourir seul et sans secours ; mais je lui serai fidèle après sa mort comme avant, et ce qu’il m’aura dit de faire de son argent et de ses habits, je le ferai exactement, quand même je devrais en souffrir. Que Dieu m’assiste et toi aussi... »

Isabelle a trente et un ans, elle n’est pas encore mariée. Elle est sans aucun doute, depuis sa naissance, et du lieu même de sa naissance, on ne peut plus proche de Rimbaud...

En 1870, Rimbaud écrit à Georges Izambard : « Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela voyez-vous, je n’ai pas d’illusion. »

De son côté, Isabelle, en décembre 1896, soit vingt-six ans plus tard, à Paterne Berrichon, son futur mari : « Les gens de Charleville sont grincheux comme leur climat, froids et traîtres comme le brouillard de la Meuse, égoïstes surtout. L’Ardennais est, par tempérament, ennemi de la poésie, non sentie même par ceux qui se piquent de la comprendre. » N’est-ce pas ?

Isabelle est restée fille très tard. Jusqu’à la mort de son frère. Elle épousera alors celui qui semble le plus intelligemment servir à la célébration de l’oeuvre de Rimbaud et des « illuminations », dont elle fut le témoin.

« Éveillé, il [Rimbaud] achève sa vie dans une sorte de rêve continuel, il dit des choses bizarres très doucement d’une voix qui m’enchanterait si elle ne me perçait le coeur. Ce qu’il dit ce sont des rêves — pourtant ce n’est pas la même chose du tout que quand il avait la fièvre. »

Et déjà elle mobilise les témoins : « Comme il murmurait ces choses-là, la soeur m’a dit tout bas : "Il a donc encore perdu connaissance." Mais il a entendu et il est devenu tout rouge, il n’a rien dit. Mais la soeur partie il m’a dit : "On me croit fou, et toi, le crois-tu ?" »

Le lieu, je l’entends bien, est religieux. Pour Isabelle, cette mort est christique... Elle ne renie rien.

« On me croit fou, et toi, le crois-tu ? » — « Non je ne le crois pas, c’est un être immatériel presque et sa pensée s’échappe malgré lui. Quelquefois, il demande aux médecins si eux voient les choses extraordinaires qu’il aperçoit et il leur parle et leur raconte avec douceur, en termes que je ne saurais rendre, ses impressions, les médecins le regardent dans les yeux, ces beaux yeux bleus qui n’ont jamais été si beaux et plus intelligents, et se disent entre eux : "C’est singulier." »

Le différent concorde avec lui-même... C’est « singulier », déclare la faculté.

La scène se passe dans une chambre d’hôpital à Marseille, un jour d’hiver, en 1891. Rimbaud n’a plus qu’une jambe, le moignon le fait horriblement souffrir... Une chambre d’hôpital à Marseille... Les médecins français à la fin du XIXe siècle !... On peut illustrer la scène : un hôpital en France à la fin du XIXe siècle ! « On me croit fou, et toi, le crois-tu ? »

Ce serait une erreur de croire que l’auteur d’Une Saison en enfer a jamais pu se plier aux vulgarités de la vie du commun des mortels.

Isabelle Rimbaud est sans aucun doute une sainte femme.

Lorsque, en octobre 1896, elle écrit : « Jusqu’à sa mort il reste surhumainement bon, et charitable, il recommande les missionnaires de Harar, les pauvres et les serviteurs de là-bas, il distribue son avoir [...] Il demande qu’on prie pour lui et répète à chaque instant Allah Kerim, Allah Kerim... Par moment il est voyant, prophète [29], son ouïe acquiert une étrange acuité. »

... A-t-elle lu la lettre que Rimbaud adresse à Georges Izambard le 13 mai 1871... ?

« Je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu, par le dérèglement de tous les sens. »

Le différent concorde avec lui-même.

Isabelle a-t-elle lu la lettre du 13 mai 1871 ? Elle ne sera publiée qu’en 1912.

« Il est voyant, prophète... » - « Ce n’est pas étourdiment que j’ai dit qu’il est mort comme un saint. Quand il s’est sanctifié, il y a apporté la même ardeur qu’auparavant à tout ce qu’il avait fait. On peut sans crainte faire entrer dans la relation de ses derniers jours, extases, miracles, surnaturel et, merveilleux, on restera toujours au-dessous de la vérité. »

Qui veut savoir que lire Une Saison en enfer et les Illuminations implique aussi ce que manifeste le témoignage d’Isabelle... « On me croit fou... »

« Quant à la religion (et c’est là que j’insiste) s’il fut éclectique pendant longtemps, il est mort catholique pratiquant. » - « On me croit fou... » — On la croit folle.

Elle l’est assez peu. (Et elle est assez lucide et intelligente pour rectifier le témoignage de Mallarmé : « Il s’est opéré vivant de la poésie »)... « Je crois, au contraire, qu’en surface seulement "il s’était opéré vivant de la poésie" — la poésie faisait partie de sa nature et que c’est un prodige de volonté et pour des raisons supérieures qu’il se contraignait à demeurer indifférent à la littérature, mais comment m’expliquer ? Il pensait toujours dans le style des Illuminations, avec en plus quelque chose d’infiniment attendri et une sorte d’exaltation mystique, et toujours il voyait des choses merveilleuses. Je me suis aperçue de la vérité très tard, quand il n’a plus eu la force de se contraindre. »

Il faut aussi entendre Isabelle, si l’on veut aborder Rimbaud.

Ce qu’elle écrit de Mme Rimbaud, sa mère, témoigne de son engagement : « Mme Rimbaud vit et se porte fort bien. Ce n’est pas seulement la littérature d’Arthur qu’elle déteste, c’est tout oeuvre de lettres et de science... Bien que placés en évidence pendant des années, je doute qu’elle ait lu les livres d’Arthur parce que, vu leur style et leur esprit, elle les aurait eu en exécration... et si je ne me trompe [elle] ne s’en occuperait, par hasard et revirement subit, que pour, en un moment de décisive énergie, anéantir tout, oeuvre et commentaires. »

Et, comme son frère Arthur, elle ne fait pas davantage confiance aux « gens de lettres » : « Ces messieurs sont donc de simples industriels qui trafiquent de l’esprit des autres, et dont les procédés sont assez répugnants. »

Celle qui, à juste titre, sanctifie Rimbaud, s’explique, aussi clairement que possible, sur l’aveuglement général quant au martyre du poète « sa vie jusqu’à la fin a été... une épopée vécue — et le poème le plus noble et le plus saint »).

Quant au martyre sanctifié du poète et au miracle de l’oeuvre, elle sait que « rien absolument rien ne serait de nature à éveiller la curiosité du public... Les gens capables de saisir les beautés de ces oeuvres les possédant déjà... La vulgarisation de ces poèmes ne pouvant qu’être nuisible à l’auteur ».

À cette même date, apprenant que ses tableaux commencent à se vendre à une clientèle américaine, Cézanne déclare : « Ces gens-là préparent un mauvais coup. »

Quelques années plus tard, en 1907, Paterne Berrichon, répondant à une enquête de Charles Maurice [30], déclare de Cézanne, dans le Mercure de France : « Je vois dans son art, ce que fut Rimbaud dans la littérature, une mine inépuisable de diamants. »

Pour Cézanne et pour Rimbaud, c’est fait.

Non seulement Isabelle, la soeur de Rimbaud, ne doute pas de ce que produit la vulgarisation de l’oeuvre de Rimbaud, mais elle partage très évidemment avec son frère ce qui justifie ses réserves : « Quand on est de bonne foi et point naïf, quelques observations faites au milieu de la société qu’on eût voulu régénérer établissent bientôt le néant de telles utopies ; on découvre très vite que les peuples ne sont pas murs pour le nivellement social, l’émancipation est impossible parce que, à côté d’un homme intelligent et loyal, il y a au moins dix imbéciles et cent fripons. L’asservissement général est indispensable pour contenir ce torrent de brutes aux appétits déchaînés. De la part de ceux qui ne se sentent pas la vocation d’esclaves, il serait absurde de se révolter par le fait ou par la parole, en ce faisant ils retarderaient plutôt l’évolution, voire l’affranchissement qui, s’il doit arriver jamais, même d’une façon relative, viendra naturellement de lui-même...
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