J’ai aimé ce livre comme une énigme, comme un mystère.
Il m’est arrivé par accident. Impromptu, comme tous les miracles. C’était au bout du salon du livre de Paris, que j’ai passé largement auprès des gens de chez Anne Carrière que j’aime bien. Au déjeuner, animé et rieur, il y avait à côté de moi cette femme brune. Nous nous sommes salués sans nous dire grand chose, nous ne nous connaissions pas. Au soir je discute avec son éditrice Emmanuelle Collas, qui me demande mon regard sur ce livre singulier. Tout ce qu’elle m’en dit résonne. Elle me dit le nom de son auteur, Marie Bardet, me parle de son histoire singulière et de son style unique, ambitieux. Je l’écoute attentivement. Je vois la sincérité de sa passion. Elle m’offre l’ouvrage, A la droite du père, avec l'intuition qu'il puisse me plaire.
Aux premiers mots, c’est un souffle poétique qui me transporte. Une langue. Un ravissement et une manière de peindre le monde. Je m’attendais à la description d’une époque. A un destin marqué par l’occupation et la fascination, un peu plus tard, pour le terroriste Carlos. Une vie de femme traversée par les tourments de l’histoire. Je ne m’attendais pas à la découverte d’un style.
Je suis décontenancé.
Je dois me faire à ce nouveau rythme. A cette nouvelle terre de lecture. Je ralentis la cadence pour m’en imprégner, pour que chaque phrase s’ouvre et me délivre l’image dont elle est porteuse, dans toute son envergure. Et l’envoûtement se produit. Dans ces mots, des destins se réincarnent. Fascinants et complexes comme des contorsions spectrales.
Je connais beaucoup de cette période. En fait, je me suis incité, souvent à contempler ses démons. Mais l’éprouver ainsi, la voir s’incarner, lui donne de singulières nuances. Cette élégance frappante, enivrante, qui vous saisit devant les grands films de Visconti. Ce quelque chose d’une innocence fastueuse qui vit dans l’ombre permanente du mal, avec ce mauvais pressentiment qu’il fait peser sur les destins, toujours sur le point de sombrer, dans la violence, la mélancolie, l’horreur ou la démence. Ces tonnerres contenus dans les silences et derrière les façades bourgeoises et fastueuses d’une cité thermale.
L’ouverture du roman et son premier mouvement, intitulé « oubli » -voyez comme je suis tenté d’en parler comme d’un opéra-, se déroule à Vichy. Au cœur de la collaboration et près du Maréchal Pétain. Le père de l’héroïne est un architecte bien considéré par le régime. C’est cette complicité que sa fille et lui-même devront expier. C’est cet héritage, cette culpabilité étrange dont l’héroïne sera dépositaire. Cherchant sa rédemption, ce père va se consacrer dans un deuxième temps à l’étude de la religion juive, devenant un érudit. Totalement dévouée à la figure paternelle, elle développe à l’adolescence une fascination pour le terroriste Carlos. Cela amènera le lecteur à s'immerger un moment dans la lutte palestinienne contre l’état d’Israel. Un passé étrange, sans cesse, affleure du présent et revient hanter les vivants qui tentent d’en guérir.
Ce roman ressemble à une ivresse. J’ai eu plusieurs fois l’impulsion de le lire en écoutant des sonates pour piano, de la musique baroque. De m’y abandonner comme à une danse, comme à un rêve, comme à quelque chose de pas totalement habituel. J’en aimais l’élégance, l’atmosphère, la sensibilité à vif et l’art de l’allusion qui vous emplissait d’une vision. C’est une bouffée d’opium. Une rêverie qui transporte et contredit vos habitudes et vos automatismes. C’est une poésie. C’est du Saint-John Perse. Et les personnages qui le traversent prennent des dimensions presque mythologiques. Terribles et irréelles.
Dans un transport et un élan, je me dis que c’est ce genre de roman que j’attends. Quelque chose qui transcende, qui réinterprète le réel et se l'approprie. Qui transforme sa matière en fascination, en abstraction parfois. Les choses trop terre à terre m’ennuient. J’ai lu ce roman comme on visite un songe, sans y être invité, avec la fébrilité d’un cambrioleur. Et j’ai goûté avec déférence cette langue raffinée, fragile et précieuse, vulnérable et farouche comme un mirage.
Evidemment, cela vous parle d’histoire. Mais cela vous la donne à ressentir. Cela fait respirer les disparus. La complexité de leurs causes et la confusion de leurs sentiments. Ces passés avec lesquels rien n’est jamais réglé. Cette humanité que l’on oublie parfois dans les documentaires qui traversent les époques au pas de course. Ici, on ressent que l'histoire n'est que le reflet des intimités qui la composent. Ici on sent comme les vies en sont bouleversées. Comme les regards, les élans, les passions en sont chargées. C’est une symphonie d’impressions, d’intuitions, de lumières, de saveurs, de sensualité, de frissons.
Sous chaque mot il y a le battement d’un pouls. C’est très impressionnant et très rare. Ce bouquin frémit comme une peau aimée. Il impose une sensibilité majuscule, celle de Marie Bardet. Le quatrième de couverture m’a appris que le récit était en partie autobiographique. Je n’ai pas demandé pourquoi, ni demandé comment. L’ivresse était trop belle pour s’estomper dans une réponse que je pourrais comprendre. Les explications parfois sont superflues. J’ai ressenti ce livre comme j’ai ressenti les sonates de Beethoven, la première fois que je les ai écoutées.
C’était puissant et ambitieux. C’était un peu plus que ce qu'on pouvait en attendre. C’était un trésor et un secret dévoilé. Un frisson qui s’attarde.
Ce livre est riche comme un grand vin, insoupçonnable et gorgé de soleils, de contradictions. Certaines pages, je les lisais tout haut de ma voix maladroite pour qu’elles s’incarnent un peu. Pour en camper un peu la poésie dans l’air. J’ai parfois ce genre d’extravagance quand j’aime. Quand je ne comprends pas tout à fait. Quand c’est charnel. Quand c’est de la musique.
Je ne sais pas si j’ai su en parler. Si j’ai su décrire les tableaux qui se cachent dans ces pages, cette sensualité du réel, des époques et des destins qui se croisent. Les douleurs et les culpabilités se transmettent et s’entrelacent ici pour composer la curieuse, belle et terrible harmonie du monde.
Marie Bardet est une révélation. Intense. Audacieuse. Originale. Obscure et addictive. De ces livres qui réveillent un peu et demandent un effort, une conversion. Mais dont le goût demeure. Rare et puissant. Porteur de tous les tourments qu’on y a devinés.
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