Line en est certaine : elle épousera un homme qui ne boit pas, travaille dur et ne dépense pas tout l'argent du ménage au bistrot. Un homme sérieux et droit, comme peut-être ce Raymond au regard franc qui lui fera un jour, du moins elle en rêve, franchir la barrière après avoir fermé définitivement la porte sur les mystères de la rue Jules Ferry.
Elle m'a perdue pourtant, il a bien fallu que je naisse et que je grandisse, que je parte seule inventer ma vie.
Mais, le jour où toute femme donne une seconde fois naissance à ses enfants, le jour de sa mort, de cette lente agonie qui l'asphyxiait peu à peu et lui disputait le souffle, j'ai senti à nouveau l'anneau d'amour.
Il serrait, serrait mon cou, et j'aurais voulu partir avec elle, l'accompagner de l'autre côté du seuil, l'aider à naître à ce terrifiant inconnu. Mais moi non plus je n'ai pas pu la retenir, j'ai dû la laisser aller, la laisser glisser de mes bras qui l'enlaçaient en vain, la perdre comme elle m'avait autrefois perdue.
Où est-il, son mari tendre et patient, qui caressait ses longs cheveux avant le premier baiser, qui apprivoisait la tourterelle effarouchée ? La guerre l'a tué, la guerre lui à enlevé l'homme doux et calme qu'elle aimait.
Si seulement j'avais pu te servir de rempart, si seulement j'avais réussi à te faire oublier ta peur, si seulement tu ne me l'avais pas léguée...
Ta dernière question, maman, a été : qu'est-ce que je vais devenir ? Personne ne peut te répondre. Le devenir se refuse à toi.