Martin Barry

Dès qu’il ouvrit l’œil, Ragdanor reconnut le décor familier de son paisible lac irlandais. Le jeune monstre lacustre n’était plus dans les eaux du Grand Lac Profond, tel que nommé par les monstres des lacs. Il n’était plus dans la partie nord de la Grande Île, connue sous le nom d’Écosse par les humains. Il avait une fois de plus revécu en songe cette terrible attaque qui avait eu lieu cent soixante-huit ans plus tôt. Avec l’aide d’un mystérieux serpent marin, sa mère avait réussi à faire fuir ses assaillants. Par la suite, ils s’étaient exilés de leur lac écossais pour entreprendre une série de longs et périlleux voyages. Il se souvenait vaguement des interminables distances qu’il avait parcourues dans des tunnels obscurs, souvent accroché à sa mère, qui s’efforçait de nager toujours plus vite.

Mais il y avait si longtemps. Ils vivaient maintenant en paix dans ce refuge aquatique d’Irlande, que les monstres appelaient l’Île Verte.

Il sortit le museau de son abri subaquatique, qui consistait en un agencement de troncs d’arbres savamment disposés par sa mère au fond de la partie nord-ouest du lac. Comme la plupart des refuges des monstres lacustres, ce lieu procurait davantage un sentiment de sécurité qu’une réelle protection. En jetant un coup d’œil au-dessus de lui, le monstre constata que le soleil de fin de journée commençait à dessiner des ombres à la surface. Quelques truites au regard moqueur vinrent le rejoindre, conscientes que le jeune géant ne constituait pas une menace. Ragdanor s’extirpa complètement de son gîte et fit quelques mouvements de brasse avant de s’arrêter. L’étrange sérénité du lieu révélait quelque chose d’inhabituel. Tout était calme. Tout était beaucoup trop calme. Même les truites trouvaient cette profonde quiétude un brin suspecte. Ragdanor se mit à nager à toute vitesse, causant un remous qui projeta à l’écart les poissons. Il parcourut plusieurs mètres et s’immobilisa brusquement de nouveau. Nul besoin d’explorer davantage le vaste territoire sous-marin qu’il connaissait tant. Ses facultés télépathiques ne captaient pas la moindre pensée en provenance de Mhorag, sa mère. Il comprit qu’une fois de plus elle s’était absentée et qu’il se retrouvait seul dans les eaux profondes du lac aux Sombres Collines. C’est ainsi que Ragdanor et Mhorag avaient nommé ce magnifique plan d’eau irlandais entouré de montagnes escarpées. Les élévations abruptes qui ceinturaient le lough impressionnaient par leur majesté, tout en procurant l’étrange sentiment de dissimuler d’obscurs secrets. Les humains, pour leur part, appelaient ce lac «Doo lough», ce qui signifiait tout simplement en irlandais lac sombre, ou lac noir.