– Oui bien sûr, Madame Bravet. Voilà, comme je vous l’ai dit par téléphone la semaine dernière, j’ai une amie qui a vécu une histoire plutôt… comment dire… incroyable.
– Oui effectivement, vous me l’avez dit. Nous avons tous une histoire extraordinaire à raconter.
– Je pense que celle-ci devrait être publiée.
– Pourquoi pensez-vous cela ?
– Parce qu’elle est particulièrement… spéciale. Je vous propose de rencontrer mon amie, de l’écouter une dizaine de minutes, et vous pourrez juger de la qualité de son récit. Je vous assure que cela en vaut la peine.
– Elle habite où votre amie ?
– À Wissant, sur la Côte d’Opale. Elle vit dans une maison au bord de la plage.
– Racontez-moi en gros son histoire, avant que je ne me déplace. Que je sache au moins ce qu’elle a d’extraordinaire.
– Oh, vous savez, Roxane est une fille très bien, douce, gentille. Elle est née dans une famille dont elle ne connaît plus rien, car ses parents ont
trouvé la mort dans un accident de la route. C’était la seule survivante. Elle avait été placée dans un orphelinat lorsqu’elle avait trois ans. Elle ne se souvient pas de cette période. Tout ce qu’elle sait d’elle, c’est ce que lui avait raconté l’éducateur. Son histoire, c’est surtout ce qu’elle a vécu après, avec Lucas, son mari.
– Mouais. Et qui vous dit que sa vie peut m’intéresser ?
– S’il vous plaît, faites-moi confiance, Madame Bravet, j’ai fait tout ce chemin pour venir vous voir, car je sais que vous êtes la bonne personne qui peut retranscrire son vécu. J’ai lu pas mal de vos œuvres et Roxane entre tout à fait dans vos critères de romans policiers !
– Ah ! Ce serait un policier ?
– Enfin, surtout un… thriller, je dirais.
– Un thriller… hum hum… Ouais, donnez-moi son adresse, je vais prendre contact avec elle.
– Merci Madame Bravet, merci, vous verrez, vous ne le regretterez pas !
– Je l’espère bien !
- Je vous avoue, Lucie, que je n'ai pas eu le courage de m'enfuir. Je savais qu'il m'aurait recherchée et retrouvée, il me le disait sans cesse. Il me menaçait de me tuer si je partais. J'avais peur, j'étais jeune, seule, je n'avais pas d'autre endroit où aller. Partir... et pour aller où ? Comment ? Je ne possédais pas d'argent, pas de voiture, j'étais totalement démunie, il me prenait tout. J'étais son esclave. Je me détestais de vivre un tel enfer, de rester, de poursuivre, d'accepter. Je ne me reconnaissais pas, ce n'était plus moi.
- Je me suis rendu compte qu'il y avait un problème avec mon mari. Au début, je tentais de répondre gentiment à ses attaques. Je passais mon temps à lui expliquer qu'il se mettait des idées en tête tout seul, qu'il ne se passait rien avec les hommes que je pouvais croiser en rue et dans les magasins, mais j'ai constaté assez vite que ça n'en valait pas la peine. Il ne m'écoutait pas, on aurait même dit qu'il prenait un malin plaisir à me faire des reproches. Comme s'il voulait m'humilier, me culpabiliser. L'alcool y était pour beaucoup, et malgré mes tentatives pour l'en sortir, Lucas buvait et buvait. Il ne travaillait pas et passait son temps affalé dans le divan du salon à regarder des matchs de football.
- Évidemment, ce ne sont pas des choses que l'on montre avant de se marier...
- Tout à fait ! Je ne connaissais pas ces traits de caractère, sinon, vous pensez bien que je ne me serais abstenue de toute relation avec lui ! En fait, quand nous ne vivions pas encore ensemble, il me faisait croire qu'il travaillait et ne m'accueillait chez lui qu'à des heures bien précises, ce qui pouvait correspondre à un horaire de travail tout à fait ordinaire.
- Quand nous faisions l'amour, c'était grandiose. Il était d'une sensualité qui me donnait la chair de poule. J'étais transportée quand il me serrait contre lui. Ces sensations étaient nouvelles pour moi, j'éprouvais le besoin permanent de lui faire l'amour, de me blottir contre son corps, de le toucher, de l'embrasser. J'adorais le faire perdre pied et regarder ses yeux se retourner de plaisir.
Le ciel me tombe sur la tête, je ne comprends pas ce qu'il m'arrive. Je vis un bonheur immense et la minute d'après je saute à pieds joints dans le pire cauchemar qui soit.
J'avais toujours de l'amour pour lui. Depuis tant d'années, même la violence psychologique subie ne m'empêchait pas de rester auprès de lui. Cela paraît complètement fou aujourd'hui, mais lorsque l'on se trouve dans une pareille situation, nous perdons toute objectivité. Et l'amour que l'on croit ressentir n'en est pas. C'est de l'espoir. L'attente que l'autre change, qu'il devienne gentil, prévenant, sobre. C'est cette espérance qui nous fait rester, je crois.
Je tourne en rond dans mon appartement, très nerveusement. Je n'y comprends rien. Ça ne vient quand même pas de moi ce truc de malade ? Je ne suis pas une sorcière ! Ça n'existe pas, merde ! Faut que je prenne l'air, j'étouffe !
Roxane termine sa tasse de café. Elle n'est pas très sûre de vouloir raconter tout cela. Les mauvais souvenirs, ce n'est jamais bon de les faire remonter à la surface.
Nous avons tous en nous une partie de notre passé que l'on voudrait enterrer pour toujours.