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Citation de Dorian_Brumerive


Le château de Lady V... se dressait non loin du Loch Lomond.
Lady V..., notre hôtesse, était vieille. Elle avait soixante-douze ans. Mais ses cheveux étaient aussi blonds que ceux d'une jouvencelle et sa face aussi fardée que celle d'une ballerine.
Elle avait été très belle. La veuve de Lord V... avait porté à la cour de Saint-James le sceptre de la beauté. On s'était tué pour elle. Des hommes s'étaient déshonorés pour un regard de ses grands yeux de vierge préraphaélite.
Elle avait connu tous les triomphes que peut espérer une enjôleuse, coquette avec art, gracieuse comme une déesse attique. Riche, parée de joyaux uniques, elle avait pendant trente ans régné sans rivale et mérité qu'on la surnommât La Vénus de Windsor.
Quand le spectre de la soixantaine eut sonné le glas qui prélude aux abdications douloureuses, elle disparut tout à coup de la société londonienne et se retira, veuve et solitaire, au château de Rasswynne. Elle y vécut dans le souvenir, dans la poussière de ses évocations qu'attristait davantage le cadre romanesque du grand lac écossais.
La première fois que je la vis, je fus surpris de la correction sévère de sa robe noire qui contrastait avec l'élaboration de son maquillage compliqué. Slater me dit, car il la connaissait depuis vingt ans :
- Ne vous en étonnez pas, mon cher... Elle ne s'habille plus que de noir et ne porte aucun de ses bijoux... Idée de vieille ?... Superstition ?... Lubie ?... Qui sait ?
Ce soir-là, après le bridge, Slater monta avec moi dans ma chambre et me dit d'un ton bizarre :
- Écoutez, old boy, je n'ai aucune raison de vous céler la chose plus longtemps. Voulez-vous assister à un spectacle tel que vous n'en avez probablement jamais vu ?
- Certes ! fis-je... De qui ou de quoi s'agit-il ?
- De Lady V... Enlevez vos souliers, mettez comme moi des chaussons pour marcher sans bruit et dans une demi-heure je vous emmènerai avec moi.
J'étais fort intrigué. J'obéis. Nous fumâmes pour tromper l'attente et vers minuit moins le quart, nous nous glissâmes dans les couloirs obscurs. Nous sortimes par la petite porte du vestibule, contournâmes l'aile gauche, la cha- pelle et escaladâmes une petite terrasse.
Vous voyez ces fenêtres, me dit Slater à l'oreille... Celle-ci, à gauche, ouvre sur son boudoir... Nous allons nous poster devant cette dernière.
Quelques minutes après, mon regard plongeait dans le boudoir faiblement éclairé et la surprise me cloua sur place.
Au fond du boudoir, dans une vitrine illuminée comme une devanture de joaillier, un buste de cire se dressait, paré de perles et de bijoux. C'était l'exacte reproduction de Lady V... à vingt ans, avec son teint de lys rosé et son visage aux traits merveilleusement purs. Les perles pendaient en cataracte irisée autour du cou et dans les cheveux, le diadème de cour resplendissait. Lady V... était assise devant une table couverte de lettres ficelées de faveurs bleues. Elle lisait un à un les papiers qu'elle tenait entre ses doigts ridés. De temps en temps, elle posait la lettre et, longuement, elle regardait sa propre image en face d'elle, son sosie de cire, symbole de sa jeunesse enfuie et de ses amours d'antan. Puis elle tirait une autre lettre et reprenait sa lecture.
Ce spectacle émouvant et grotesque à la fois me serra le cœur au point d'en retenir ma respiration. Je comparais le buste de cire, admirablement exécuté, image vivante de la Vénus de Windsor vers 1875 et le masque de notre hôtesse, ravagé par l'âge, rétréci par la vieillesse, ce masque de momie poudrée dont la chair qui, autrefois avait frissonné sous le baiser des hommes, n'était plus qu'un parchemin jauni. Et je comprenais l'affreuse tristesse de cette femme qui, presque chaque soir, faisait ce pèlerinage mystérieux au Temple des Amours dont elle avait jadis ordonnancé les rites.
Lorsque nous fûmes rentrés dans notre chambre, Slater me dit :
- Le tableau était étrange, n'est-ce pas ? Eh bien, mon cher ami, c'est ainsi qu'elle se console au seuil de la mort qui la guette, devant ce buste de cire paré de dix millions-or de bijoux.
Je n'oubliai jamais ma visite au château de Rasswynne.
Un an plus tard, je rencontrai Slater dans le fumoir du Carlton Club. Nous bûmes le whisky de l'amitié et comme j'évoquais Lady V..., il me dit :
- Comment ! Vous ne savez pas la nouvelle ?
- Quelle nouvelle ?
- Lady V... est morte... Morte de peur.
Je me penchai vers mon confrère. Je voulais savoir tous les détails.
- Voici comment, me répondit-il. Vous allez voir que les circonstances en sont dramatiques. Une nuit, des malfaiteurs inconnus pénétrèrent par les fenêtres du rez-de-chaussée et cambriolèrent les appartements de Lady V... qui ne les entendit pas, parce qu'elle prend chaque soir une drogue pour mieux dormir. Quand le vieux maître d'hôtel se fut aperçu de leur présence, il donna l'alarme et les voleurs disparurent. Naturellement, Lady V... pensa à ses bijoux, et elle se précipita vers la vitrine qu'elle trouva entr'ouverte... Elle poussa un cri affreux et tomba dans les bras de sa femme de chambre. Tous les joyaux avaient été enlevés, et, spectacle horrible, les malfaiteurs avaient mutilé le buste de cire. Ils avaient arraché les cheveux blonds, coupé le nez, souillé la gorge et écrasé les yeux de verre...
Lady V... avait devant elle la représentation caricaturale, grotesque, hallucinante, de sa beauté profanée. Elle en mourut deux jours après.
Slater se tut. Je le regardai en murmurant :
- Et omnia vanitas !...
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