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Editions Baudinière (01/01/1952)
4.5/5   1 notes
Résumé :
En somme, toute autobiographie est un cocktail dans lequel il devrait entrer le vermouth de la vérité, le gin de l'aventure, le rond de citron de l'ironie, l'angostura de la médisance, la cerise confite du sentimentalisme.
Je vous offre un cocktail de souvenirs vécus.
Volus le trouverez, selon vos goûts, délectable ou insipide. S'il vous déplaît, vous ne serez pas obligés de l'avaler, car contrairement au vieux précepte : quand le vin est tiré, on n'es... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Phénomène littéraire des Années Folles, Maurice Dekobra reste surtout connu pour ses romans "cosmopolites", « Mon Coeur Au Ralenti » (1924) et  « La Madone des Sleepings » (1925), succès planétaires qui bénéficient toujours de ponctuelles rééditions. On en oublierait presque que Maurice Dekobra fut tout sauf, précisément, l'auteur éphémère d'une époque déterminée. Sa carrière s'étale sur presque 60 ans, et comprend près de 80 romans et récits de toute sorte. Si son âge d'or se situe indéniablement dans les années 1920-1930, Maurice Dekobra ne cessa pratiquement jamais d'écrire, jusqu'à sa mort en 1973.
Entre 1923 et 1953, il fut presque exclusivement publié aux éditions Baudinière, fondées en 1918 par Gilbert Baudinière, fils d'un éditeur de cartes postales. le succès de Maurice Dekobra est intimement lié à celui de cet éditeur roublard, provocateur, pionnier en stratégies marketing, qui assura à son poulain une liberté totale de publication, et une promotion spectaculaire et inventive qui ne s'était jamais vue auparavant.
Mais, hélas, en 1940, Gilbert Baudinière eut le tort de se lier à la France de Vichy, publiant nombre d'ouvrages antisémites ou à la gloire du Maréchal Pétain. Ne partageant nullement ces convictions, Maurice Dekobra s'est réfugié aux États-Unis durant l'Occupation. À son retour, l'écrivain assista à la débâcle de Gilbert Baudinière, traîné en justice pour collaboration, et dont la maison d'édition fut un temps saisie par l'État. Mais Gilbert Baudinière était un lutteur infatigable, qui sut faire reporter son procès sans cesse pour vices de procédure, tout en continuant, à partir de 1947, à publier des romans, alors même qu'exclu du syndicat des éditeurs, il était frappé d'une interdiction d'exercer.
Durant six ans, Gilbert Baudinière put compter sur Maurice Dekobra, qui ne ménagea pas ses efforts, offrant à son mentor huit nouveaux romans, puis enfin, les deux premiers volumes d'une autobiographie, « Sous le Signe du Cobra » (1951) et « Mes Tours du Monde » (1952). Gilbert Baudinière mourut en 1953, aussi le dernier tome de cette trilogie, « Les Femmes que J'Ai Aimées » parut en 1954 aux Éditions du Scorpion, auxquelles Dekobra restera fidèle durant quelques années.  
De ce fait, les trois volumes de cette autobiographie restent mal connus, leur publication étant quelque peu perturbée par le décès de Gilbert Baudinière. À cela s'ajoute la forme particulière que Maurice Dekobra a souhaité donner à cette autobiographie, celle d'une collection de souvenirs classés par thèmes plutôt que par ordre chronologique. Selon ce que l'auteur laisse entendre dans la préface de « Sous le Signe du Cobra », il semble que Maurice Dekobra n'était pas très à l'aise avec l'exercice d'autocélébration narcissique qui semble lui avoir été demandé par Gilbert Baudinière.
Il faut rappeler aussi que Maurice Dekobra était un Don Juan littéraire, un séducteur qui plaisait aux femmes, à la fois parce qu'il savait leur parler et les faire rêver, mais aussi parce qu'il se présentait, soit lui-même, soit via un alter-ego littéraire, d'une manière extrêmement romancée, et ne tenait sans doute guère à se montrer sous un jour plus réaliste.
Cette appréhension à se raconter, à partager l'intimité de son histoire, transparaît en permanence dans le premier tome e cette trilogie autobiographique, qui avoisine les 400 pages. Si au début de son ouvrage, Maurice Dekobra joue relativement le jeu, et se présente, de manière assez réaliste, comme le dernier né d'une famille parisienne aux idées radicales-socialistes, les lecteurs qui veulent découvrir l'homme derrière l'écrivain en seront tout de même pour leurs frais.
Certes, Maurice Dekobra veut bien se dévoiler enfant dans une famille, dont le père semblait lui-même être un homme plein d'ironie, issu de l'enseignement, et qui, en dépit de son engagement politique, appréciait beaucoup de fréquenter des représentants de l'aristocratie. La raison de cette proximité avec quelques grandes familles d'Île-de-France n'est d'ailleurs pas explicitée. Peut-être un cousinage indirect. Mais toujours est-il que le jeune Ernest Tessier (puisque c'est là le vrai nom de Maurice Dekobra) semble avoir grandi au sein d'une famille bourgeoise assez fortunée, ayant offert à son unique rejeton une éducation coûteuse et ouvertement polyglotte. Ce talent linguiste semble d'ailleurs lui avoir servi, en 1914, à couper court à la mobilisation générale pour servir d'interprète au sein des armées britanniques et américaines.
Cependant, de cela, il ne sera guère question dans ce volume. Maurice Dekobra raconte son enfance, son adolescence déjà voyageuse en Allemagne, puis dans toute l'Europe Centrale, d'abord comme étudiant, puis comme journaliste dans des organes de presse locaux, et souvent mauvais payeurs. Mais de cette évolution professionnelle, ou même de la vocation qui les a initiées, il ne sera jamais question. Maurice Dekobra veut bien reconnaître ce qu'il a fait, pas comment il a été amené à le faire. de même, rien ne justifie ses passages d'un pays à un autre, d'un journal allemand à un journal tchèque ou italien. Ces voyages se font d'ailleurs en compagnie d'amis proches ou de collègues journalistes, dont on ne saura rien d'autre, si ce n'est qu'ils furent des compagnons de voyages. En bon mondain soucieux de discrétion, Maurice Dekobra parle de sa vie à travers des évènements factuels, taisant l'origine et la nature de ses fonctions et de ses amitiés.
À partir du début de la Première Guerre Mondiale, le caractère autobiographique dela narration s'estompe peu à peu pour ne devenir, dans un premier temps, qu'un simple recueil savoureux d'anecdotes, de choses vues ou entendues, parfois même vécues en spectateur. L'année 1914 démarre ainsi sur une sorte de bref « journal de guerre », rédigé à l'époque, mais qui semble rapidement s'être interrompu. Vers la fin de la guerre, Maurice Dekobra est amené à séjourner longuement aux États-Unis, où il restera jusqu'en 1923, ce qui lui inspirera d'ailleurs « Mon Coeur Au Ralenti ». Mais de ces cinq ou six ans à parcourir le continent américain, Maurice Dekobra ne partage ici que son émerveillement face à la découverte de l'« american-way-of-life », un émerveillement d'ailleurs nuancé d'inquiétudes ou de pensées négatives face au libéralisme sauvage parfois délirant ou à la parfaite inculture des citoyens américains. Une guerre plus tard, il reprendra d'ailleurs cet exercice dans « Sept Ans chez les Hommes Libres » (1946), rapport circonstancié de sa vie américaine pendant l'Occupation française.
Néanmoins, dans « Sous le Signe du Cobra », l'auteur mêle souvenirs personnels avec ce qui apparaît clairement comme une anthologie éparpillée d'articles publiés à l'époque, dont la forme rédactionnelle et la longueur calibrée tranchent grossièrement avec le reste de la narration. Plus on avance dans le récit, plus celui-ci perd en cohésion et devient un patchwork contrasté d'articles factuels vieux de trente ans et d'impressions nostalgiques couchées sur le papier en 1951, sans d'ailleurs beaucoup d'enthousiasme, ni de nostalgie. Au final, « Sous le Signe du Cobra » devient rapidement un patchwork d'anecdotes amusantes ou d'histoires savoureuses, qui préfigurent d'ailleurs les recueils à succès de « La Réalité Dépasse la Fiction » d'Albert Aycard et Jacqueline Franck ou des « Perles du Facteur » de Jean-Charles.
Tout cela demeure néanmoins extrêmement plaisant à lire, car Maurice Dekobra s'y connaît en anecdotes et sait les raconter, même si quelques unes témoignent d'un humour bon enfant terriblement désuet. Mais nous ne sommes clairement plus dans une autobiographie, l'auteur disparait derrière ses souvenirs, comme s'il estimait que les histoires qu'il a vues ou qu'on lui a racontées sont de toutes façons bien plus passionnantes que la sienne.
Néanmoins, Maurice Dekobra consacre quelques dizaines de pages à sa carrière littéraire, même s'il semble le premier à vouloir la réduire à ses premiers succès chez Baudinière. À l'entendre, « Mon Coeur au Ralenti » serait même son premier livre, après quelques manuscrits qu'il aurait brûlé, honteux, sans les faire lire à personne. Ce qui en réalité est faux : Maurice Dekobra avait déjà publié neuf romans entre 1913 et 1924, même s'ils témoignent d'un auteur qui cherche encore son style.
On est néanmoins bien plus surpris de découvrir en Maurice Dekobra un érudit en littérature, qui connaît parfaitement les grands classiques français, et se reconnaît volontiers en héritier du Symbolisme et en vieil adversaire du Naturalisme – ce qui ne l'empêchera pourtant pas de se moquer de « l'écriture artiste » des frères Goncourt ou du style ampoulé des feuilletonistes du XIXème siècle, tout en brocardant également au passage la pauvreté d'imagination de ses contemporains, ou la stupidité de certaines de ses lectrices.
En fin de compte, dans cette alternance d'opinions littéraires, soit académiques, soit irrévérencieuses, une fois encore, le vrai visage de Maurice Dekobra nous échappe, d'autant plus que sur Claude Farrère et Pierre Loti, qui sont certainement ses plus grandes influences littéraires, Maurice Dekobra reste à peu près muet, se contenant de placer la comparaison dans la bouche de son éditeur, comme si c'était là l'opinion incongrue d'un profane.
En amour, enfin, on ne saura pas grand-chose. Maurice Dekobra veut bien confesser ses premiers flirts, deux allemandes qui s'appelaient toutes deux Klara, et qu'il désigne comme Klara I et Klara II. Mais des cironstances de la rencontre, du jeu de séduction, de la durée des relations, de la raison des ruptures, on ne saura rien. Peut-être est-ce abordé plus longuement dans le troisième tome, « Les Femmes Que J'Ai Aimées », puisque une bonne partie des lacunes de ce volume – et sans doute des deux autres - est forcément conséquente à la volonté de l'auteur de découper son histoire en thématiques.
Malgré cela, et malgré encore une fois tout le plaisir que l'on éprouve à effeuiller le recueil de souvenirs ironiques et hédonistes de Maurice Dekobra, quelque chose de crispé, et même d'horripilé, se fait sentir dans ce panier garni d'autobiographie contemporaine et de vieux articles greffés à la va-vite. Soit qu'il eût été pressé par le temps, soit que ce retour en arrière lui soit pénible, soit aussi qu'il ait rechigné à s'exécuter car ce projet n'était vraisemblablement pas le sien, on sent perpétuellement chez Maurice Dekobra le désir d'en finir au plus vite avec un livre qu'il s'efforce de rendre le plus copieux possible, comme s'il craignait que les lecteurs se sentent floués.
Heureusement, ce qui nuit gravement au rythme et à la qualité d'une autobiographie apporte en compensation une très grande richesse documentaire sur les mentalités en Europe et aux États-Unis durant la première moitié du XXème siècle. Suivant son flair journalistique, le jeune Dekobra est souvent attiré par l'insolite et le bizarre : témoin d'une obscure secte religieuse en Allemagne, des débuts de la prostitution fétichiste à Berlin, des "bootleggers" de la prohibition à Chicago, de la première réunion panafricaniste autour de Marcus Garvey (qu'il juge néanmoins ridicule, du fait que les Noirs et les Blancs sont des citoyens égaux aux États-Unis), interviewant des écrivains, des hommes d'État, des scientifiques (même si le texte de ces interviews n'est pas reproduit, ou ressemble beaucoup trop au style habituel de l'auteur), Maurice Dekobra appartient à ces hommes de lettres qui ont « survolé leur époque », selon l'expression consacrée, et à défaut d'avoir tout vu ou d'en témoigner avec une neutralité absolue, il pose un regard acéré d'hédoniste perpétuellement sceptique sur tout ce qui ne touche pas au plaisir et à la grande vie, ce qui fait de lui un témoin insolite mais pertinent.
La seule vraie question que soulèvent ces « Souvenirs de Globe-Trotter », comme Maurice Dekobra les a sous-titrés (sans que ce soit non plus un qualificatif approprié), c'est : à quel point peut-on s'y fier ? Que valent les souvenirs d'un beau-parleur soucieux de son image, et que l'on incite à la sincérité et au déballage privé, bien qu'il prévienne dès le départ ne pas vouloir tomber dans l'impudeur et la vulgarité ? Jusqu'où a-t-il joué le jeu ?
Car en vérité, même avec les moyens modernes qu'Internet met à disposition, il est impossible de vérifier la véracité de tout ce que Maurice Dekobra nous raconte. Lorsque les personnages le touchent de près, il prévient qu'il a modifié leurs noms. Quand il échange avec une célébrité, notamment américaine, cela se fait toujours dans un contexte relativement privé, dont Dekobra reste le seul témoin vivant, au moment de la publication de ce livre. Tout au plus peut-on se dire qu'un écrivain mythomane atteint du syndrome de Munchausen ferait comme le célèbre baron : il irait très loin dans l'affabulation. Or, Maurice Dekobra semble au contraire trier soigneusement ses souvenirs pour n'en conserver qu'un certain nombre, qui sont généralement rapportés de manière peu exhaustive. Cela ne ressemble pas aux manières ordinaires des mythomanes, à l'imagination toujours féconde. Sans doute que ce qui semble parfois suspect chez Maurice Dekobra, c'est le style bien reconnaissable avec lequel il raconte des anecdotes véritables, mais où il imprime la marque de sa rhétorique et le sel de son esprit, ce qui revient à donner à une anecdote réelle exactement le même ton que s'il s'agissait d'un des chapitres de ses romans.
Pour conclure, « Sous le Signe du Cobra » est un récit tout à fait passionnant, drôle et  instructif, mais c'est un livre bourré de défauts, principalement liés à sa conception, et au désir de Maurice Dekobra d'y mettre trop de souvenirs et de ragots, eux-mêmes découpés en fragments incomplets où l'auteur peine à se mettre en scène de manière crédible et réaliste, pour des raisons qui restent difficiles à cerner. On perd parfois le fil conducteur dans cet enchaînement chaotique et hétérogène d'historiettes et d'anecdotes rédigées à diverses époques, et qui tiennent du puzzle impossible à reconstituer; mais cet "hamburger" littéraire est si copieux, si nourrissant, si souvent drôle, qu'il est impossible en le refermant de rester réellement sur sa faim, même si on apprend bien peu de choses sur Maurice Dekobra lui-même, et absolument rien sur son oeuvre ou sur le regard que lui-même y porte. À 66 ans, Maurice Dekobra ne voulait ni sortir de son personnage, ni l'ériger en statue pour la postérité. le fameux signe du cobra se résume, fort trivialement, à partager avec ses lecteurs l'évocation de quelques bonnes rigolades durant ses nombreux voyages. Pour peu qu'on n'en attende pas davantage, « Sous le Signe du Cobra » sera toujours une lecture particulièrement délectable.     
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Comme j'allais prendre congé d'elle, Mrs B... m'ordonna de rester.
- Vous dînerez avec moi... Plus tard... Savourons encore les dernières lueurs du crépuscule... Ma petite cousine Ava flirte là-bas avec son fiancé... Laissons ces gosses qui communient sous les auspices de l'Illusion et venez causer avec moi dans ce coin...
Elle appela le maître d'hôtel et lui dit :
- Frank, priez les musiciens de jouer "Lost Paradise".
Et se tournant vers moi, elle ajouta :
- C'est une valse lente dont j'adore les motifs.
- Ils vous rappellent des souvenirs très doux ?
- Oui, je l'ai entendue pour la première fois le soir de mon divorce...
Mrs B... m'offrit un manhattan. C'était au moins le sixième qu'elle prenait. Comme je ne bois jamais de cocktails, je versai discrètement le contenu de mon verre dans un gros cendrier.
Nous nous assîmes sur le sofa. Elle me prit le bras cordialement et me demanda en posant son verre sur une table basse :
- En somme, qu'est-ce que vous pensez de nous autres "Amurrrrican women" ?
Elle avait fait exprès d'aggraver son accent. Elle me regardait prête pour le combat. Je sentais ses nerfs tendus comme ceux du coureur qui attend le coup du pistolet pour bondir.
- Vous voulez des compliments, chère amie ?
- Non. Des vérités.
- Elles ne sont pas toutes bonnes à dire.
- Mais elles sont toujours bonnes à entendre.
- En quoi consiste le bonheur pour une Américaine ?
- Être aimée et choyée par son mari.
- Et si elle n'est pas mariée ?...
- Le même programme, avec le mari d'une autre... Non, je plaisante, car la femme qui, chez nous, ne trouve pas de mari, est moins à plaindre qu'en Europe, parce qu'elle est plus émancipée.
- Ne pourrait-on pas reprocher à l'Américaine de trop vouloir être aimée et de ne pas donner assez d'amour en échange ?
- C'est-à-dire que nous serions des égoïstes ?
- Un peu.
- Des enfants gâtées ?
- Beaucoup.
- Que nous aimerions notre plaisir ?
- Passionnément !
- Et que nous ne penserions pas assez à celui de I'Homme ?
- Exactement !
- Dites-moi, cher, ce ne sont pas les pétales d'une marguerite que vous effeuillez à mes pieds... Ce sont les épines d'un cactus !
La nuit était venue. En face de nous, les bords de l'Hudson enténébrés se piquaient de points d'or. Sur la rivière, les cuirassés de la flotte américaine s'enguirlandaient de rampes lumineuses qui rehaussaient la puissance de leurs contours sur la moire mouvante de l'eau. Deux projecteurs promenaient sur le ciel leurs traînées blanches. L'air était chaud encore. Le parfum de Dodo me grisait tandis que, serrés entre les coussins en désordre, nous nous taisions pour écouter les Hawaïens.
Ils jouaient un air triste, une ritournelle en mineur, mélancolique comme un soir d'été sur les bords du Missouri. Le bugle de l'un des musiciens lançait des bêlements plaintifs dans l'obscurité ! On eût dit la litanie d'un noir amoureux miaulant son désir sous les saules de l'Alabama. Et la ritournelle revenait sans cesse, dolente, hallucinante; l'inconnu.
Je m'aperçus que nous étions seuls. Alors Mrs B... me posa une question baroque :
- Pourquoi ne me dites-vous pas que vous m'aimez, que je suis jolie, que mes yeux sont incomparables, enfin toutes les balivernes galantes que les Français bavards racontent aux Américaines ?
- Je ne vous le dis pas parce que je ne le pense pas... Je ne vous aime pas et ce ne sont point vos yeux qui, pour moi, ont ce charme incomparable : C'est votre moi... C'est votre personnalité... Cet étonnant produit de deux races mélangées qui a fait de vous une Dodo qui ne ressemble à nulle autre femme, une Dodo que l'on pourrait aussi bien haïr furieusement qu'aimer à la folie...
L'orchestre s'était tu. Nous fûmes complètement seuls sur le roof garden. Tout à coup, une femme de chambre parut et dit :
- Madame... C'est M. Lee au téléphone.
- Bien, apportez-moi l'appareil.
Dodo vida le shaker dans son verre de cristal rose et, très gaie, elle m'expliqua :
- Lee est un gentil garçon.. Il est avocat à la Standard Oil... Fortune, bonne famille, il vaut dix millions au moins... Mais il est un peu timide... Vous savez, il manque de... de...
Dodo fit claquer nerveusement son pouce contre son médius. Le geste était explicite.
- Il vous aime ?
- À la folie. Il espère m'épouser ce printemps !
- Et vous ?
- Pas avant l'automne.
Elle plissa ses yeux de chatte qui va s'étirer et prit l'appareil que la femme de chambre venait de brancher :
- Allo ?.. Oui, c'est moi, Lee darling... Charmant après-midi... Nous avons dansé. Tout le monde est parti... Comment ? Oui, je suis seule.
Sur ces mots, Dodo passa affectueusement son bras sous le mien et tandis qu'elle parlait, elle pencha sa tête sur mon épaule et me fit respirer les effluves qui montaient de ses boucles en désordre.
- Oui, insista-t-elle en s'appuyant un peu plus contre moi, toute seule... Non, je n'ai bu que sept cocktails... Un pour chaque péché capital... Je suis très bien... Comment ?... Dîner avec moi ? En tête-à-tête ! Vrai, vous en mourez d'envie ?
Dodo boucha le récepteur avec la paume de sa petite main et me dit, ironique :
- Il en meurt d'envie.
- Alors, je ne resterai pas pour dîner... Il vaut mieux que...
- Non ! Non ! Ah ! Vous n'auriez pas réussi dans la carrière de femme amoureuse...
Et dans l'appareil, elle ajouta :
- Entendu... Venez dans une demi-heure. Je vous réserve une bonne surprise. Au revoir, dear !
Elle coupa la communication et, riant de plus belle, elle s'écria :
- Surtout restez à dîner... Soyez le bon camarade que je crois avoir découvert. Lee sera jaloux et déçu... C'est ce que je veux.
- Mais je ne désire pas du tout que ce charmant garçon me considère comme un trouble-fête.
- Je vous en prie. J'insiste...
Et, fixant sur moi son regard clair, elle prononça lentement :
- Il faut toujours reculer le bonheur que l'homme désire. Tant qu'il espère le
toucher, il piaffe d'impatience. Et plus il piaffe longtemps, plus il s'emballe dès qu'on lâche la bride. Ce soir, je suis un joujou qu'un enfant convoite et vous, vous serez la vitre qui l'empêche de l'atteindre !
La lumière du projecteur venait de s'arrêter sur le roof garden. Dodo m'apparut tout à coup, nimbée d'un halo argenté, statue de la Femme éternelle, de la Femme cruelle et bonne, égoïste et généreuse, tendre et insensible, vindicative et clémente.
Alors, d'un même élan amical, nos mains se serrèrent tandis que la ritournelle mélancolique des Hawaïens recommençait plaintive, hallucinante...
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Les innombrables femmes qui écrivent d'innombrables lettres aux écrivains le font tantôt pour les féliciter, tantôt pour les insulter, tantôt pour se confesser.
C'est le désir de se confesser à un homme, un inconnu qui, à tort ou à raison, jouit d'une certaine notoriété et est censé être expert dans les problèmes du cœur. Au fond, les lettres de la plupart de ces inconnues représentent un besoin de chercher un avis, une consolation ou un encouragement. Ce besoin est vieux comme l'humanité. Même avant l'ère chrétienne, les païens se confessaient. Lisez l'abbé Guillou et vous verrez qu'au cours des mystères de Bacchus, les prêtres entendaient la confession des individus. À Eleusis, on recevait la confession de candidats à l'initiation. Plus tard, Marc-Aurèle dut se confesser à l'hiérophante avant de participer aux rites de Cérès-Eleusine. Jésus n'a donc rien inventé en imposant la confession aux fidèles.
Évidemment, les femmes adultères, les bourgeoises mal mariées, les aventurières en quête de conseils qui révèlent leurs péchés ou leur inquiétude aux écrivains se préoccupent très peu du quatrième Concile de Latran qui imposa aux confesseurs le devoir de garder un secret inviolable. Elles ne se soucient pas de la discrétion du laïque qui, d'ailleurs, n'ayant formulé aucun vœu ni prononcé le serment d'Hippocrate, n'est pas tenu par la rigide discrétion du prêtre ou du médecin.
Les lettres des inconnues aux écrivains connus sont pour ceux-ci un objet de stupéfaction sans cesse renouvelée. Quel incroyable mélange de naïveté, de cynisme, de prétentions, de fausse modestie et d'impudeur ! On devine la femme seule, désœuvrée dans sa petite ville ou station balnéaire, la femme dont l'imagination travaille sans arrêt. La femme qui a fini de lire les élucubrations de l'écrivain, les a prises au sérieux, s'est incorporée dans l'héroïne et a trouvé une flatteuse similitude entre les problèmes passionnés de celle-ci et ses propres divagations sentimentales.
Alors, la plume court sur les feuillets. La confession commence. Et l'écrivain lit avec ahurissement les révélations d'une lectrice dont il ne soupçonnait même pas l'existence et qui, avec une confiance parfois touchante, étale son intimité, dévoile son passé ou expose ses projets.
Personnellement, j'ai été souvent ému par ces lettres que je n'avais pas sollicitées et je me suis efforcé de conseiller utilement celles qui me faisaient l'honneur de m'accorder cette confiance. Mais le courrier de l'homme de lettres est une salade russe. Il contient le meilleur et le pire. Ces milliers de messages qui auraient intéressé un graphologue, sont allés remplir un bahut que j'ai baptisé « Le Tombeau de la Femme Inconnue ». Pour l'édification des non initiés aux petits à-côtés de la profession, je citerai quelques exemples typiques (...)
Ces lettres-là abondent sans doute parce que sept femmes sur dix considèrent que les petits incidents de leur vie sentimentale sont dignes d'inspirer 350 pages et d'être révélés au monde entier. Cet égocentrisme d'ailleurs est une maladie universelle qui incite d'innombrables femmes à dire, dès qu'elles se trouvent devant un homme qui écrit :
- Monsieur, vous pourriez composer un beau roman avec tout ce qui m'est arrivé !
Celles qui sont assez riches et peuvent payer un éditeur font imprimer un livre à leurs frais et racontent, avec une abondance de détails dépourvus de tout intérêt, leurs mariages, leurs adultères, leurs déceptions. Et elles sont persuadées que ces incidents oiseux, parce qu'elles les ont vécus, doivent passionner les lecteurs. Ce narcissisme survolté, cette déification du nombril, se manifestent par des enveloppes épaisses dans lesquelles on découvre quatorze feuillets d'une écriture serrée, pénible à lire. En voici un exemple :

"Bordeaux, 21 Novembre
Monsieur,
À quoi bon vous donner tant de mal pour inventer des sujets de roman quand la vie vous les offre à foison ?!
Ainsi, tenez, ma propre existence enfonce les sujets de Mme Bovary et de Sapho. Fille de militaire, élevée au couvent, mariée à dix-huit ans avec un riche bourgeois que ma famille m'avait imposé, j'ai vécu l'existence la plus fantaisiste que vous puissiez imaginer, etc., etc..."

Les quatorze feuillets de la dame de Bordeaux peuvent se résumer ainsi :
1) Discorde dans le ménage.
2) La famille morigène l'épouse : "Mets-y un peu du tien, ça ira mieux !"
3) Apparition du beau Brummell qui fait rêver l'épouse.
4) Le beau Brummell (Inspecteur d'assurances) s'amuse avec l'épouse et la rejette après quelques mois comme un citron pressé.
5) Le mari n'en a rien su, n'a rien vu, n'a rien soupçonné.
6) Un enfant est né. La femme est heureuse. Le ménage est raccommodé.
7) Le bébé ressemble comme deux polices d'assurance au beau Brummell de la Compagnie Confiance et Sécurité...

Et voilà la "fantastique" existence de la dame de Bordeaux, généreusement offerte gratuitement aux pâles émules de Flaubert et d'Alphonse Daudet. (...)
Chaque année, quand les feuilles mortes tombent des arbres, secouées par le vent d'automne, je compulse avec mélancolie « Le Tombeau de la Femme Inconnue » qui, depuis trente ans, se remplit de plus en plus.
Devant ces papiers desséchés, ces photographies jaunies, ces encres un peu passées, je me demande ce que sont devenues toutes celles qui s'étaient confessées, ces femmes vindicatives qui me priaient d'agréer leur rancune ou leur mépris le plus distingué. Que de vies bouleversées au cours d'une génération ! Vers quels horizons le souffle du destin a-t-il éparpillé ces collégiennes qui voulaient se marier, ces divorcées qui cherchaient l'aventure, ces épouses mal résignées qui m'assuraient ne pas pouvoir endurer leur conjoint ?
Le temps passe. La meule des ans broie les cœurs. Toutes ces lectrices inconnues sont enchaînées à la roue de Samson. Et tandis que j'écris ces lignes, il me semble les entendre pousser cette roue, qui grince et ne s'arrête jamais.
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Klara, qui s'intéressait à mon métier d'apprenti-reporter, me demanda un soir si j'aimerais assister avec elle à une réunion des "Todtenbeschwoerer" (Les Exorciseurs de la Mort). C'était une secte dissidente de catholiques romains dont les membres étaient persuadés de la réapparition imminente de Jésus-Christ sur la Terre. Leur plus célèbre apôtre fut un certain Hermann Geyer. Quand il mourut, il transmirent le flambeau à un employé de tramways berlinois. Klara me montra un prospectus imprimé aux frais de la secte, intitulé :
"Compte rendu du factotum de Jésus, réincarné en la personne de notre bien-aimé apôtre".
Et je lus un peu plus loin :
"...De même que les princes et les rois voyagent incognito, de même Jésus-Christ, Notre-Seigneur, a fait sa réapparition à Halle, le 24 mai 1900, à six heures du soir, sous les espèces de notre cher apôtre."
Le cher apôtre avait été d'ailleurs la victime d'un incident regrettable à Leipzig où il avait fait une autre brève apparition. Jésus, c'est-à-dire l'employé de tramways berlinois, était monté dans un tramway saxon. Le Diable était incarné, en l'occurrence, par un contrôleur, lequel exigea que Jésus lui présentât son billet. Mais Jésus voyageait sans billet et répondit au Saxon indiscret :
- Le Sauveur circule librement parmi les humains.
- Quel Sauveur ?
- Moi, Jésus-Christ !...
Le contrôleur, abasourdi, regarda les autres voyageurs, les prenant à témoins de ce cas de folie subite. Les fonctionnaires allemands n'aiment pas qu'on se paye leur tête; le Saxon saisit l'apôtre par le revers de son veston :
- Jésus-Christ ou pas Jésus-Christ, vous allez me faire plaisir de payer votre place !
- Vade retro, Satanas ! cria l'apôtre et, plus prompt que la biche au pied léger, il bondit hors du tramway tandis que le contrôleur hurlait :
- Arrêtez-le !... Arrêtez-le !... Il m'a injurié dans l'exercice de mes fonctions !
Le brave contrôleur n'avait compris dans le mot "Satanas" que la terminaison "Aas" qui, en allemand, signifie "charogne".
C'était à une réunion organisée par ce singulier sauveur que Klara m'invitait à assister. J'acquiescai avec joie. Nous nous mêlâmes dans une salle mi-obscure à la foule qui était venue entendre la bonne parole de l'employé de tramways. J'ai oublié les détails de cette séance funambulesque, mais je me souviens que l'apôtre commença par nous haranguer en ces termes :
- Mes frères, mes sœurs... Vous ne vous en doutez pas, mais si je vous refusais mon influence protectrice, vous mourriez tous sur-le-champ.
Après cet exorde peu rassurant, il poursuivit :
- Commençons donc par réciter notre Credo.
L'assistance marmonna la prière. Tout à coup, nous entendîmes l'apôtre qui s'écriait :
- Halt !
Et comme quelques fidèles continuaient de chuchoter la prière, l'apôtre, furieux, hurla :
- Nom de Dieu !... J'ai dit Halt ! Voulez-vous vous taire ?... Vous ne savez même pas ce que vous bafouillez. Vous pensez à autre chose... Je ne sens aucune marque de respect dans vos litanies grotesques !.. Recommencez avec moi et regardez-moi... Vous y êtes ?... Alors, en avant, nom de Dieu !...
Mon amie Klara était très renseignée sur ces bizarres sectes berlinoises (qui se sont d'ailleurs éteintes avec la Première Guerre Mondiale). Elle m'emmena un autre soir à un meeting des Chrétiens Dissidents, dont l'apôtre était un ascète osseux, au teint ivoire, appelé le Frère Kammerling. Ce soir-là, Klara et moi, nous espérions faire un bon dîner avec la confrérie. Hélas ! Nous fûmes fort désappointés de constater que les adeptes étaient végétariens. Ils nous réunirent dans un restaurant de la Mauer Strasse, où l'on nous servit une côtelette dont la noix consistait en une purée d'épinards hachés, et une purée de pois chiches qui sentait la naphtaline.
Nous aurions dû nous méfier en voyant les joues creuses du Frère Kammerling !
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Le château de Lady V... se dressait non loin du Loch Lomond.
Lady V..., notre hôtesse, était vieille. Elle avait soixante-douze ans. Mais ses cheveux étaient aussi blonds que ceux d'une jouvencelle et sa face aussi fardée que celle d'une ballerine.
Elle avait été très belle. La veuve de Lord V... avait porté à la cour de Saint-James le sceptre de la beauté. On s'était tué pour elle. Des hommes s'étaient déshonorés pour un regard de ses grands yeux de vierge préraphaélite.
Elle avait connu tous les triomphes que peut espérer une enjôleuse, coquette avec art, gracieuse comme une déesse attique. Riche, parée de joyaux uniques, elle avait pendant trente ans régné sans rivale et mérité qu'on la surnommât La Vénus de Windsor.
Quand le spectre de la soixantaine eut sonné le glas qui prélude aux abdications douloureuses, elle disparut tout à coup de la société londonienne et se retira, veuve et solitaire, au château de Rasswynne. Elle y vécut dans le souvenir, dans la poussière de ses évocations qu'attristait davantage le cadre romanesque du grand lac écossais.
La première fois que je la vis, je fus surpris de la correction sévère de sa robe noire qui contrastait avec l'élaboration de son maquillage compliqué. Slater me dit, car il la connaissait depuis vingt ans :
- Ne vous en étonnez pas, mon cher... Elle ne s'habille plus que de noir et ne porte aucun de ses bijoux... Idée de vieille ?... Superstition ?... Lubie ?... Qui sait ?
Ce soir-là, après le bridge, Slater monta avec moi dans ma chambre et me dit d'un ton bizarre :
- Écoutez, old boy, je n'ai aucune raison de vous céler la chose plus longtemps. Voulez-vous assister à un spectacle tel que vous n'en avez probablement jamais vu ?
- Certes ! fis-je... De qui ou de quoi s'agit-il ?
- De Lady V... Enlevez vos souliers, mettez comme moi des chaussons pour marcher sans bruit et dans une demi-heure je vous emmènerai avec moi.
J'étais fort intrigué. J'obéis. Nous fumâmes pour tromper l'attente et vers minuit moins le quart, nous nous glissâmes dans les couloirs obscurs. Nous sortimes par la petite porte du vestibule, contournâmes l'aile gauche, la cha- pelle et escaladâmes une petite terrasse.
Vous voyez ces fenêtres, me dit Slater à l'oreille... Celle-ci, à gauche, ouvre sur son boudoir... Nous allons nous poster devant cette dernière.
Quelques minutes après, mon regard plongeait dans le boudoir faiblement éclairé et la surprise me cloua sur place.
Au fond du boudoir, dans une vitrine illuminée comme une devanture de joaillier, un buste de cire se dressait, paré de perles et de bijoux. C'était l'exacte reproduction de Lady V... à vingt ans, avec son teint de lys rosé et son visage aux traits merveilleusement purs. Les perles pendaient en cataracte irisée autour du cou et dans les cheveux, le diadème de cour resplendissait. Lady V... était assise devant une table couverte de lettres ficelées de faveurs bleues. Elle lisait un à un les papiers qu'elle tenait entre ses doigts ridés. De temps en temps, elle posait la lettre et, longuement, elle regardait sa propre image en face d'elle, son sosie de cire, symbole de sa jeunesse enfuie et de ses amours d'antan. Puis elle tirait une autre lettre et reprenait sa lecture.
Ce spectacle émouvant et grotesque à la fois me serra le cœur au point d'en retenir ma respiration. Je comparais le buste de cire, admirablement exécuté, image vivante de la Vénus de Windsor vers 1875 et le masque de notre hôtesse, ravagé par l'âge, rétréci par la vieillesse, ce masque de momie poudrée dont la chair qui, autrefois avait frissonné sous le baiser des hommes, n'était plus qu'un parchemin jauni. Et je comprenais l'affreuse tristesse de cette femme qui, presque chaque soir, faisait ce pèlerinage mystérieux au Temple des Amours dont elle avait jadis ordonnancé les rites.
Lorsque nous fûmes rentrés dans notre chambre, Slater me dit :
- Le tableau était étrange, n'est-ce pas ? Eh bien, mon cher ami, c'est ainsi qu'elle se console au seuil de la mort qui la guette, devant ce buste de cire paré de dix millions-or de bijoux.
Je n'oubliai jamais ma visite au château de Rasswynne.
Un an plus tard, je rencontrai Slater dans le fumoir du Carlton Club. Nous bûmes le whisky de l'amitié et comme j'évoquais Lady V..., il me dit :
- Comment ! Vous ne savez pas la nouvelle ?
- Quelle nouvelle ?
- Lady V... est morte... Morte de peur.
Je me penchai vers mon confrère. Je voulais savoir tous les détails.
- Voici comment, me répondit-il. Vous allez voir que les circonstances en sont dramatiques. Une nuit, des malfaiteurs inconnus pénétrèrent par les fenêtres du rez-de-chaussée et cambriolèrent les appartements de Lady V... qui ne les entendit pas, parce qu'elle prend chaque soir une drogue pour mieux dormir. Quand le vieux maître d'hôtel se fut aperçu de leur présence, il donna l'alarme et les voleurs disparurent. Naturellement, Lady V... pensa à ses bijoux, et elle se précipita vers la vitrine qu'elle trouva entr'ouverte... Elle poussa un cri affreux et tomba dans les bras de sa femme de chambre. Tous les joyaux avaient été enlevés, et, spectacle horrible, les malfaiteurs avaient mutilé le buste de cire. Ils avaient arraché les cheveux blonds, coupé le nez, souillé la gorge et écrasé les yeux de verre...
Lady V... avait devant elle la représentation caricaturale, grotesque, hallucinante, de sa beauté profanée. Elle en mourut deux jours après.
Slater se tut. Je le regardai en murmurant :
- Et omnia vanitas !...
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Vivre une semaine dans l'intimité de Dieudonné et de Lily valait tous les vaudevilles du Palais-Royal. Tantôt nurse, tantôt dompteuse, la marquise jugulait et morigénait alternativement son noble époux qu'elle appelait toujours "Marquis".
- "Marquis", avez-vous pris votre pilioule pour le foie... ?
Et, tournée vers ma mère, elle commentait :
- Le foie de "Marquis" est grosse comme une melon... Si je ne surveille pas "Marquis", il montera au ciel le temps de prononcer Jack Rabitt... Pauvre "Marquis" ! Il abiouse de la fine Napoléon et du couche-couche traversin !
Car les frasques du seigneur de la Croix-Mornet étaient, dans le vocabulaire imagé de l'américaine maquise, des parties de couche-couche traversin.
Naturellement, vu mon inexpérience et ma jeunesse, mes parents n'insistaient pas sur ce côté frivole de la vie privée de notre hôte, mais j'avais ma source de renseignements. Mon informateur était un garde-chasse, Saturnin, un Solognot borgne et paillard qui excitait mon admiration parce qu'il savait cracher entre ses dents et faire mouche sur une marguerite à trois mètres. Il m'avait pris en amitié et ne se gênait pas pour m'en conter des vertes et des pas mûres sur les galipettes du marquis.
Chaque séjour au château m'édifiait un peu plus sur la fidélité conjugale, telle que la comprennent les gens qui sont nés. "Marquis" avait quatre maîtresses aux quatre points cardinaux. Une à Blois, une à Orléans, une à Vierzon et une à Poitiers. Il choisissait des femmes mariées dont il assurait les fins de mois difficiles avec les dollars de Lily.
Le garde-chasse dont notre hôte avait acheté la complicité me disait :
- Corbleu ! Monsieur le Marquis est chaud de la pince ! Faut pas lui en promettre. Entre nous, il est-z-hypocrite. Il va se purifier à la messe le dimanche, parce que le samedi, il a culbuté des poulettes dans le canton voisin ! Quand y va quasiment faire des politesses à ses régulières, y dit : « Saturnin, j'ai rendez-vous avec mon dentiste à Blois... ». Comme je sais ce que parler veut dire, je rigole tout mon saoul et j'y réponds : « Monsieur le Marquis, n'oubliez pas vot' râtelier sur l'édredon ! » M. le Marquis pouffe, j'attèle Cocotte au tilbury et « Fouette, cocher ! », je le conduis au train... Vingt dieux ! Il est tout guilleret et il s'en pourlèche les babines à l'avance !
Le marquis était naturellement royaliste et, le soir, dans la bibliothèque du château, étalait avec passion son mépris des régimes démocratiques. Je l'entends encore tonitruer :
- Le suffrage universel est la plus belle foutaise de I'Histoire. C'est le bout de sucre offert par de malins rhéteurs aux chiens galeux. Donner un bulletin de vote au vacher illettré ou au cantonnier ignare, c'est mettre un aveugle aux commandes d'une locomotive... Ils ont dans leur Parlement six cents roitelets qui font joujou avec le pouvoir. Un seul roi eut été moins dangereux. Mieux vaut un clou à la fesse qu'une éruption de six cents furoncles sur tout le corps !!!
Les serfs au temps de Louis XI ne savaient pas lire et ignoraient les Droits de l'Homme. Par contre, ils n'étaient pas conscrits, ni obligés de faire "Une, deux ! Une deux !" dans la cour d'une caserne. Vivent les rois sous lesquels Jacques Bonhomme laissait aux mercenaires l'obligation de se faire casser la figure pour les beaux yeux de la dynastie ! Ils étaient payés pour cela, les bougres ! Avec le régime de la nation armée, tout le monde irait rejoindre la ligne bleue des Vosges, s'il plaisait à Guillaume II de nous déclarer un jour la guerre, après une nouvelle affaire Schnebelé ou une réédition du traquenard de la dépêche d'Ems ! La Révolution Française, ce cancer de l'Europe, a infesté ses voisins avec ses trois microbes virulents: LIBERTÉ, EGALITÉ, FRATERNITÉ !...
Ah ouiche ! Liberté de se faire gruger par des politiciens irresponsables ! Égalité devant la boucherie collective... ! Et Fraternité dans la misère camouflée en émancipation du peuple... !
Il avait d'ailleurs été candidat au Conseil Général de son département. Candidat réactionnaire, cela va sans dire ! Mon père avait assisté à une de ses réunions électorales et m'avait raconté qu'il n'avait jamais tant ri : En montant sur l'estrade, notre ami Dieudonné a regardé ses trois cents auditeurs pendant quelques secondes, les bras croisés, et a commencé :
- Mes chers concitoyens, je ne suis pas ici pour vous promettre la lune comme les scélérats socialistes et les faux-jetons radicaux, qui vous dorent la pilule (Mouvements dans l'auditoire). La République est une roulure qui vous aguiche sous son bonnet phrygien... (Cris variés : "Oh ! Oh !"...) Parfaitement, mes chers concitoyens, la République, c'est Grévy, dont le gendre vendait des décorations... C'est Panama, c'est cet imbécile de Boulanger, c'est la gabégie, la concussion et le népotisme... Crions donc tous en chœur : "Vive le Roi !"
Et je vais t'expliquer pourquoi notre cher Dieudonné n'a pas pu en dire davantage. Il a été expulsé de la salle sous les quolibets et les injures. Deux hommes seulement l'applaudissaient à tout rompre : son garde-chasse et son valet de chambre. Comme j'essayais de le consoler à la sortie, il a soupiré gravement en remettant en forme son chapeau melon cabossé :
- La France court à l'abîme et ce sont ceux qui essaient de la retenir par le pan de sa chemise qui sont hués... "Oculos habent et non videbunt !"
Le marquis, trois semaines plus tard, obtenait dix-sept voix aux élections !
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