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Citation de Dorian_Brumerive


Comme j'allais prendre congé d'elle, Mrs B... m'ordonna de rester.
- Vous dînerez avec moi... Plus tard... Savourons encore les dernières lueurs du crépuscule... Ma petite cousine Ava flirte là-bas avec son fiancé... Laissons ces gosses qui communient sous les auspices de l'Illusion et venez causer avec moi dans ce coin...
Elle appela le maître d'hôtel et lui dit :
- Frank, priez les musiciens de jouer "Lost Paradise".
Et se tournant vers moi, elle ajouta :
- C'est une valse lente dont j'adore les motifs.
- Ils vous rappellent des souvenirs très doux ?
- Oui, je l'ai entendue pour la première fois le soir de mon divorce...
Mrs B... m'offrit un manhattan. C'était au moins le sixième qu'elle prenait. Comme je ne bois jamais de cocktails, je versai discrètement le contenu de mon verre dans un gros cendrier.
Nous nous assîmes sur le sofa. Elle me prit le bras cordialement et me demanda en posant son verre sur une table basse :
- En somme, qu'est-ce que vous pensez de nous autres "Amurrrrican women" ?
Elle avait fait exprès d'aggraver son accent. Elle me regardait prête pour le combat. Je sentais ses nerfs tendus comme ceux du coureur qui attend le coup du pistolet pour bondir.
- Vous voulez des compliments, chère amie ?
- Non. Des vérités.
- Elles ne sont pas toutes bonnes à dire.
- Mais elles sont toujours bonnes à entendre.
- En quoi consiste le bonheur pour une Américaine ?
- Être aimée et choyée par son mari.
- Et si elle n'est pas mariée ?...
- Le même programme, avec le mari d'une autre... Non, je plaisante, car la femme qui, chez nous, ne trouve pas de mari, est moins à plaindre qu'en Europe, parce qu'elle est plus émancipée.
- Ne pourrait-on pas reprocher à l'Américaine de trop vouloir être aimée et de ne pas donner assez d'amour en échange ?
- C'est-à-dire que nous serions des égoïstes ?
- Un peu.
- Des enfants gâtées ?
- Beaucoup.
- Que nous aimerions notre plaisir ?
- Passionnément !
- Et que nous ne penserions pas assez à celui de I'Homme ?
- Exactement !
- Dites-moi, cher, ce ne sont pas les pétales d'une marguerite que vous effeuillez à mes pieds... Ce sont les épines d'un cactus !
La nuit était venue. En face de nous, les bords de l'Hudson enténébrés se piquaient de points d'or. Sur la rivière, les cuirassés de la flotte américaine s'enguirlandaient de rampes lumineuses qui rehaussaient la puissance de leurs contours sur la moire mouvante de l'eau. Deux projecteurs promenaient sur le ciel leurs traînées blanches. L'air était chaud encore. Le parfum de Dodo me grisait tandis que, serrés entre les coussins en désordre, nous nous taisions pour écouter les Hawaïens.
Ils jouaient un air triste, une ritournelle en mineur, mélancolique comme un soir d'été sur les bords du Missouri. Le bugle de l'un des musiciens lançait des bêlements plaintifs dans l'obscurité ! On eût dit la litanie d'un noir amoureux miaulant son désir sous les saules de l'Alabama. Et la ritournelle revenait sans cesse, dolente, hallucinante; l'inconnu.
Je m'aperçus que nous étions seuls. Alors Mrs B... me posa une question baroque :
- Pourquoi ne me dites-vous pas que vous m'aimez, que je suis jolie, que mes yeux sont incomparables, enfin toutes les balivernes galantes que les Français bavards racontent aux Américaines ?
- Je ne vous le dis pas parce que je ne le pense pas... Je ne vous aime pas et ce ne sont point vos yeux qui, pour moi, ont ce charme incomparable : C'est votre moi... C'est votre personnalité... Cet étonnant produit de deux races mélangées qui a fait de vous une Dodo qui ne ressemble à nulle autre femme, une Dodo que l'on pourrait aussi bien haïr furieusement qu'aimer à la folie...
L'orchestre s'était tu. Nous fûmes complètement seuls sur le roof garden. Tout à coup, une femme de chambre parut et dit :
- Madame... C'est M. Lee au téléphone.
- Bien, apportez-moi l'appareil.
Dodo vida le shaker dans son verre de cristal rose et, très gaie, elle m'expliqua :
- Lee est un gentil garçon.. Il est avocat à la Standard Oil... Fortune, bonne famille, il vaut dix millions au moins... Mais il est un peu timide... Vous savez, il manque de... de...
Dodo fit claquer nerveusement son pouce contre son médius. Le geste était explicite.
- Il vous aime ?
- À la folie. Il espère m'épouser ce printemps !
- Et vous ?
- Pas avant l'automne.
Elle plissa ses yeux de chatte qui va s'étirer et prit l'appareil que la femme de chambre venait de brancher :
- Allo ?.. Oui, c'est moi, Lee darling... Charmant après-midi... Nous avons dansé. Tout le monde est parti... Comment ? Oui, je suis seule.
Sur ces mots, Dodo passa affectueusement son bras sous le mien et tandis qu'elle parlait, elle pencha sa tête sur mon épaule et me fit respirer les effluves qui montaient de ses boucles en désordre.
- Oui, insista-t-elle en s'appuyant un peu plus contre moi, toute seule... Non, je n'ai bu que sept cocktails... Un pour chaque péché capital... Je suis très bien... Comment ?... Dîner avec moi ? En tête-à-tête ! Vrai, vous en mourez d'envie ?
Dodo boucha le récepteur avec la paume de sa petite main et me dit, ironique :
- Il en meurt d'envie.
- Alors, je ne resterai pas pour dîner... Il vaut mieux que...
- Non ! Non ! Ah ! Vous n'auriez pas réussi dans la carrière de femme amoureuse...
Et dans l'appareil, elle ajouta :
- Entendu... Venez dans une demi-heure. Je vous réserve une bonne surprise. Au revoir, dear !
Elle coupa la communication et, riant de plus belle, elle s'écria :
- Surtout restez à dîner... Soyez le bon camarade que je crois avoir découvert. Lee sera jaloux et déçu... C'est ce que je veux.
- Mais je ne désire pas du tout que ce charmant garçon me considère comme un trouble-fête.
- Je vous en prie. J'insiste...
Et, fixant sur moi son regard clair, elle prononça lentement :
- Il faut toujours reculer le bonheur que l'homme désire. Tant qu'il espère le
toucher, il piaffe d'impatience. Et plus il piaffe longtemps, plus il s'emballe dès qu'on lâche la bride. Ce soir, je suis un joujou qu'un enfant convoite et vous, vous serez la vitre qui l'empêche de l'atteindre !
La lumière du projecteur venait de s'arrêter sur le roof garden. Dodo m'apparut tout à coup, nimbée d'un halo argenté, statue de la Femme éternelle, de la Femme cruelle et bonne, égoïste et généreuse, tendre et insensible, vindicative et clémente.
Alors, d'un même élan amical, nos mains se serrèrent tandis que la ritournelle mélancolique des Hawaïens recommençait plaintive, hallucinante...
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