La fin du vingtième siècle verra donc vraisemblablement une génération à laquelle il ne sera pas nuisible de lire journellement une douzaine de mètres carrés de journaux, d’être constamment appelée au téléphone, de songer simultanément aux cinq parties du monde, d’habiter à moitié en wagon ou en nacelle aérienne, et de suffire à un cercle de dix mille connaissances, camarades et amis. Elle saura trouver ses aises au milieu d’une ville de plusieurs millions d’habitants, et pourra, avec ses nerfs d’une vigueur gigantesque, répondre sans hâte ni agitation aux exigences à peine calculables de l’existence.
Il y a là une contradiction impossible à nier. D'une part, on prétend mépriser la foule ; de l'autre, on fait tout en vue d'elle. On dénie à la foule la capacité déjuger les actes de l'homme de génie, et le plus beau rêve de l'homme de génie est pourtant la gloire et l'immortalité, c'est-à-dire la reconnaissance de la foule. On refuse à la foule l'intelligence, et cependant le parlementarisme, le conseil des prudhommes et le jury, l'opinion publique, institutions qui sont environnées de la plus haute estime, reposent sur la prémisse que la majorité n'a pas seulement une sagesse sûre, mais qu'elle est absolument infaillible. On considère comme une dégradation d'être compté parmi la foule, et l'on est cependant fier, dans toutes les grandes circonstances, de sentir et de penser exactement comme la foule.
Chaque personne s'efforce par quelques singularités dans sa silhouette, sa coupe, ses couleurs d'attirer violemment l'attention et de faire en sorte de la garder. Chacun veut créer une forte excitation nerveuse, que celle-ci soit agréable ou désagréable.
Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostituées, des anarchistes ou des fous déclarés ; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes.
Dans le monde civilisé règne incontestablement une disposition d'esprit crépusculaire qui s'exprime, entre autres choses, par toutes sortes de modes esthétiques étranges. Toutes ces nouvelles tendances, le réalisme ou naturalisme, le décadentisme, le néo-mysticisme et leurs subdivisions, sont des manifestations de dégénérescence et d'hystérie, identiques aux stigmates intellectuels de celles-ci cliniquement observés et incontestablement établis. Et la dégénérescence et l'hystérie de leur côté sont les conséquences d'une usure organique exagérée, subie par les peuples à la suite de l'augmentation gigantesque du travail à fournir et du fort accroissement des grandes villes.
Guidé par cette chaîne solidement enclavée des causes et des effets, tout homme accessible à la logique reconnaîtra qu'il commet une lourde erreur, en voyant dans les écoles esthétiques surgies depuis quelques années les porte-bannières d'un nouveau temps. Elles n'indiquent pas du geste l'avenir, mais étendent la main vers le passé. Leur parole n'est pas une prophétie extatique, mais le balbutiement et le radotage déraisonnants de malades d'esprit, et ce que les profanes prennent pour des explosions de force juvénile surabondante et de turbulent désir de procréation, n'est en fait que les spasmes et convulsions de l'épuisement.
Il ne faut pas se laisser abuser par certains mots d'ordre qui reparaissent fréquemment dans les œuvres de ces soi-disant novateurs. Ils parlent de socialisme, d'émancipation intellectuelle, etc., et ont ainsi l'apparence d'être pénétrés des idées et tendances du temps présent. Mais ce n'est qu'une vaine apparence. Les mots à la mode sont piqués çà et là dans l'œuvre sans y avoir leur racine, les tendances de l'époque y apparaissent seulement comme un badigeon extérieur. C'est un phénomène observé dans tout délire, que il reçoit sa coloration particulière du degré de culture du malade et des idées dominantes de l'époque dans laquelle il vit. (pp. 128-129)