AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Charybde2


Moi qui me représentais les harpistes comme des créatures éthérées, j’étais tombée de haut en rencontrant Zoé. Elle était tout le contraire : solide, un peu boulotte, avec un langage de charretier et une franchise qui confinait à la brusquerie. Elle portait des jeans noirs usés, des T-shirts arborant le nom de groupes de metal en lettres gothiques, et des rouges à lèvres criards qui tranchaient avec le roux de ses longs cheveux raides. Elle avait le rire contagieux, un sens de la repartie cinglant et des doigts capables d’une incroyable finesse quand elle pinçait les cordes.
Voir Zoé trimballer la housse de sa harpe dans les couloirs du métro, avec sa veste en cuir et ses allures de batteuse, était pour moi une source d’hilarité constante.
Cet après-midi-là, nous voilà en train d’installer tout le matériel pour les balances dans la salle encore vide. L’endroit ressemblait à un théâtre avec ses rideaux, ses balcons et ses rangées de sièges. Une lumière jaune et terne les recouvrait comme une couche de poussière.
Dans les sièges, en creux, le fantôme des spectateurs à venir. C’était intimidant de les imaginer là. Je me suis placée tout à l’avant de la scène pour me les représenter tels qu’ils seraient tout à l’heure. À moitié plongés dans la pénombre, masqués par les projecteurs braqués sur nous. La chaleur des lumières sur mon visage, les flaques de couleur à mes pieds, sur mes mains, les reflets sur mon violon. Et au-delà de la frontière que marquait le bord de la scène, le public dont je percevrais le regard sans vraiment le voir.
Au milieu des câbles, des amplis, du matériel pas encore entièrement déballé, j’ai sorti mon violon et mon archet pour m’échauffer. Quelques notes pour me mettre en train et tester l’acoustique des lieux. Une de mes compositions, Calliope : un thème qui va crescendo et autour duquel les instruments viennent s’ajouter un par un. J’aime l’utiliser pour me mettre dans l’ambiance : son motif hypnotique me fait l’effet d’un mantra.
La mélodie était apaisante à mes propres oreilles. Mes gestes d’abord approximatifs retrouvaient peu à peu leurs marques. Mes épaules se détendaient. Mon dos se redressait. L’assurance de mes doigts se diffusait dans tout mon corps.
Je me suis laissé emporter, comme à chaque fois. Je ne sais pas pourquoi Calliope m’a toujours fait cet effet. Un morceau composé dans la grâce, comme il m’en vient trop rarement. C’est le premier que j’aie écrit pour Caméo, dans l’euphorie de la rencontre et de l’ouverture des possibles. J’y ai trouvé une nouvelle voix sans bien savoir comment, tout étonnée qu’elle ne se soit pas révélée plus tôt.
Le motif gagnait en ampleur à mesure qu’il se répétait, et un grand calme m’envahissait. Je jouais pour les sièges vides et le fantôme des spectateurs, pour la salle, la lumière jaune, la scène et les rideaux, pour l’euphorie qui me gagnait. C’était l’archet qui guidait mes doigts, plutôt que l’inverse. Et le violon s’emballait peu à peu. Sa voix s’élevait seule dans l’espace, sans les autres instruments pour le soutenir. Calliope sonnait différemment sans eux : un chant nu et beau, lancinant, entêtant.
Quand j’ai vu passer les renards, j’ai failli tout lâcher. Si les réflexes n’avaient pas pris le dessus, j’aurais laissé violon et archet s’écraser sur la scène. Mais mes doigts ne m’obéissaient déjà plus.
Ils étaient trois qui couraient le long des sièges, dans l’allée, en direction de la scène. Trois taches rousses un peu floues que je n’ai d’abord aperçues que du coin de l’œil. Mais des renards, sans aucun doute. La lumière paraissait les traverser. Comme s’ils n’étaient qu’une projection qu’on interrompt en passant la main devant la source. Ils étaient là, pourtant. Bien vivants.
Et c’étaient mes premiers. (« Trois renards »)
Commenter  J’apprécie          30









{* *}