« De ce remariage naîtront trois autres enfants dont ma grand-mère devra également prendre soin. De son enfance, elle ne m’a transmis que des bribes. Les hivers rudes. Pas de chaussettes dans les sabots. Une paire de skis pour quarante enfants. On riait beaucoup malgré tout. Dès qu’on pouvait. Après le certificat d’études, je poussais le chariot de charbon à la mine, c’était mon premier travail, j’avais 14 ans. Puis un trou dans la narration. Le seul événement sur lequel elle revenait avec plaisir : après la guerre, elle était la première femme de la ville à avoir porté un short. Ce geste lui avait valu de se faire traiter de « demi-mondaine », formule aujourd’hui disparue et remplacée par « prostituée ». Elle aimait me montrer la photo. J’ai compris très jeune qu’elle pouvait être fière de cet acte hautement politique pour l’époque. Montrer ses genoux, à l’époque, s’apparentait à être une pute. Ce fut mon premier contact avec le combat que mènent tant de femmes depuis des siècles : vouloir l’égalité femmes-hommes, tout simplement. »
« À l’ombre de l’oranger sous lequel j’aime m’asseoir, je les regarde jouer tandis que mon cerveau passe en revue des petits bouts du film de ma vie. Des instantanés dispersés. Des fragments épars, désarticulés, ressuscités une fraction de seconde par je ne sais quel mécanisme avant de disparaître à nouveau. La mémoire demeure le plus grand mystère de la vie à mes yeux. Comment procède-t-elle pour sélectionner les souvenirs qui émergent ? Y a-t-il un sens ? Une raison ? Je revois mon frère chercher les œufs de Pâques dans le jardin. Les cloches sont passées. Je dois avoir 5 ans, lui 7. Je ne trouve pas les lapins et poules en chocolat qui sont dispersés un peu partout, entre les rosiers, les iris, dans les branches du laurier rose, derrière l’olivier ou entre les épis fleuris des massifs de lavande. Je n’ai pas le privilège de la trouvaille, moment magique réservé à l’aîné. »
« Bien déterminée à ne pas sombrer, je décidai de relever les manches face à l’adversité et d’entamer « mon » combat. Un combat de tous les jours. Tous les instants. Contre les idées noires. La peine. Les pensées négatives. Le chagrin. Le malheur était entré dans ma vie par la grande porte et j’étais bien décidée à ne pas le laisser s’installer. Ne pas faire une dépression. Surtout pas une dépression. Ne pas tomber pour ne pas avoir à se relever. Pas de temps à perdre. Le mouvement de la vie m’appelait, me tirait vers lui. J’avais des choses à vivre. L’impression que la folie me guettait ne me quittait pas. Je luttais pour chasser cette pensée. »
« Et parce que la mort fait peur, j’ai découvert qu’un tri naturel s’opère dans les relations amicales lorsqu’elle entre dans votre vie. Les copains qui en avaient le plus peur ont disparu immédiatement après les obsèques, choqués de cette insurmontable prise de conscience : leur vie aussi prendrait fin un jour. »