Février 1998. La neige recouvre la terrasse, et j’attends en vain les deux sittelles torchepot qui nichaient l’an dernier dans le jardin. Cette année, rienque des mésanges, un pic épeiche et des pinsons. Pas les verdiers. Pas le geai. Pas les sittelles torchepot.
Je ne sais ce qu’est devenue Ana. Je ne pense pas qu’elle soit encore au village. Je ne la croise plus jamais, grande sur son vélo trop petit. (p.7)

L'un des plus beaux voyages que nous ayons faits ensemble, c'est à Bruxelles. Bruxelles, résumé du monde. Comme d'autres grandes villes, mais Bruxelles est petite, en quelques heures on la traverse à pied de part en part. Dans le métro, on parle autour de nous français, flamand, arabe, espagnol, polonais. Des femmes voilées de noir jusqu'aux pieds en côtoient d'autres, marocaines comme elles, en jupes courtes, à la longue chevelure bouclée, aux bras bruns où brillent des bijoux en or. D'autres encore, opulentes, venues du Sénégal, avec leur foulard coloré, leurs yeux de cuivre. Elles sont debout dans le métro. Alexandre me regarde, me demande. On n'a pas voyagé encore en Afrique, à ce moment-là, il ne sait pas.
Elles sont pauvres parce que nous sommes riches, Alexandre, alors elles viennent ici, ils viennent ici, ils traversent la mer sur des radeaux, des bateaux trop petits , ils meurent dans la mer, parfois, souvent. Chaque nuit ça arrive. Ici, ils n'ont pas de papiers. On ne leur en donne pas. Ils se cachent, vivent à dix dans une chambre. Parfois on les arrête, on les enferme.
- Même les enfants ? -
Oui, même les enfants, et ils ne vont pas à l'école, ils voient leurs parents humiliés, menottés, comme s'ils avaient fait quelque chose de mal. Mais ils n'ont rien fait de mal. Ils sont juste nés du mauvais côté de la planète.
J’ai juste envie que la maison ‘enveloppe, envie du silence de la maison, envie que le chat heureux de mon retour frôle mes chevilles, me mordille les jambes. (p. 67)
Don Quichotte n'existe pas, Maman.
Je me suis sentie pâlir : c'était vrai, don Quichotte était né seulement de la force des mots, et moi je l'avais oublié, ou bien je ne l'avais jamais su. Alexandre avait compris, lui, pour Excalibur, pour le roi Arthur, pour Lancelot du Lac, qu'ils existaient seulement par la force des mots.
Pour moi, quelle blessure, don Quichotte n'existait donc pas, le ciel s'était assombri tout à coup, la pluie menaçait le feu. Mon enfant me ramenait à la raison.
Il faut que nous rentrions, Alexandre, et je te lirai l'histoire d'un autre qui n'existe pas, c'est sûr, mais le temps de l'histoire, tu y croiras comme moi, tu auras peur, tu voudras savoir, et nous aurons huit ans tous les deux. Sa Majesté des Mouches.
Et nous avons pleuré quand le capitaine est arrivé sur l'île, enfin.
Ce jour-là, on avait reçu la nouvelle radio. En juillet 1957. Une grosse radio brune qu’on avait posée sur une console de bakélite, à un mètre cinquante du sol, contre le mur de la cuisine.
Le père écoutait l’arrivée de l’étape du Tour de France, dans les Pyrénées-Orientales, debout, l’oreille collée contre le poste pour bien entendre, quand elle a commencé à avoir mal à la nuque.
Elle a posé sa poupée à terre, près d’elle, contre la chaise où elle s’était assise, et s’est mise à pleurer doucement pour ne pas déranger le père qui écoutait le Tour de France.
La mère sans un mot s’est approchée d’elle, a posé sur son front une main froide et sèche. La petite avait de la fièvre. Elle lui a glissé sous l’aisselle un thermomètre de verre ; quarante degrés deux. (p. 7)
C’est en octobre 1995 que j’ai rencontré Ana pour la première fois. J’étais assise à la terrasse de notre jardin, tout en haut de la colline. Une terrasse en bois qui ressemble à une scène de théâtre villageoise. Je goûtais les derniers soleils, à la tombée du jour, et un écureuil devait m’avoir distraite : bien que je l’attendisse vraiment, je ne m’étais pas aperçue de la présence d’Ana dans le petit chemin qui monte chez nous, tout en haut de la colline boisée, là où s’arrête le village… L’écureuil avait disparu derrière un tronc et mes yeux étaient revenus au chemin. (p. 5)
Ce fut là sa dernière aventure. Vers vingt-deux heures il s’approcha de la fenêtre sans rideaux de la chambre, une fenêtre qui donnait sur la pleine campagne. Il se dévêtit sans quitter des yeux les lumières vertes et lointaines de la sucrerie, tout au fond du paysage. C’était l’automne, la saison des betteraves. Il ne pouvait voir ces lueurs sans repenser aux jours anciens où il conduisait avec ses deux chevaux son charroi terreux à la sucrerie. C’était il y a longtemps. (p. 5)
Heureusement Lucien l’aimait. Lucien au prénom de lumière, avec ses yeux si clairs. De deux ans son aîné. Il l’attendait chaque matin appuyé contre le tilleul planté à l’entrée de la ferme, et en juin l’air en était embaumé. Lucien portait les deux cartables et marchait au rythme de Françoise, quand elle peinait à monter la côte montant à l’école. Elle avait neuf ans, lui aussi, et ils s’aimaient d’amour, se le disaient, se disaient que c’était pour toujours. (p. 20)
C'est à ce moment-là que me reviennent les mots de Friedrich, les mots que je me répète. Des mots qui ne parlent que de musique, toujours, presque touours, mais qu'à tort ou à raison, je ne parviens à lire que comme des métaphores de mots d'amour. Friedrich m'écrit que pour jouer Debussy, il doit plus doucement caresser les touches noires, les effleurer du bout de la main gauche, et c'est sur mon corps à moi que courent ses doigts.
C'est à ce moment-là que me reviennent les mots de Friedrich, les mots que je me répète. Des mots qui ne parlent que de musique, toujours, presque touours, mais qu'à tort ou à raison, je ne parviens à lire que comme des métaphores de mots d'amour. Friedrich m'écrit que pour jouer Debussy, il doit plus doucement caresser les touches noires, les effleurer du bout de la main gauche, et c'est sur mon corps à moi que courent ses doigts.