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Citation de Charybde2


Les Fleurs reçoivent leurs noms le jour le plus court de l’année. Six jeunes femmes. De parfaites inconnues. Plantées sur un parking vide, elles attendent d’être enregistrées. La neige a lavé le paysage, recouvert le toit du centre commercial décrépit, l’un des rares bâtiments encore debout le long de cette route gelée.
La dernière Fleur de la file marque un temps d’arrêt pour profiter de l’air glacé. Il fait plus froid dans le Nord qu’elle ne l’aurait cru, avec une neige plus délicate. Elle ôte l’un de ses gants et regarde un flocon disparaître dans la paume de sa main. Elle n’avait jamais vu de neige. Le flocon lui rafraîchit la peau tel un linge humide posé sur un front fiévreux.
Lorsqu’elle atteint à son tour l’entrée du centre commercial, sa nouvelle Madame se présente sous le nom de Judith. Elle ne ressemble en rien à la précédente, qui arborait un caftan en lin et des sandales en vachette. Judith porte une parka fourrée, un pantalon de ski et des bottes à bout ferré, comme si on l’avait engagée pour démolir le bâtiment.
Judith consulte son bloc-notes.
— Tu t’appelleras Rose.
— Rose, répète la Fleur.
Un nom mièvre, sentimental. Un nom de grand-mère gardant toujours de la tarte aux pommes dans le congélateur. Elle avait pensé recevoir l’un des pseudonymes habituels donnés aux filles asiatiques dans l’Anneau, là où elle travaillait auparavant : Jade, Mei ou Lotus. Car qu’importent les stéréotypes, qu’importe qu’elle-même soit coréenne et blanche de peau. Là-bas, dans la Cité flottante, l’appartenance ethnique est une simple marque de fabrique.
— J’aurais aimé que les filles puissent choisir leurs noms, dit Judith en baissant la voix. Mais Meyer préfère cette méthode.
— C’est mon client ? demande Rose d’un ton volontairement désinvolte.
— Il ne veut pas entendre ce mot-là, Rose. Mieux vaut envisager Meyer comme ton partenaire. (Judith ouvre la porte et Rose la suit à l’intérieur du centre commercial.) Bienvenue au Millennium.
Les logements des Fleurs se situent au fond du bâtiment, dans une grande surface pillée depuis longtemps. Des présentoirs à vêtements en métal s’empilent en tas approximatifs et des taches souillent les miroirs destinés aux produits de beauté. Rose perçoit un vague effluve de gardénia artificiel près d’un rayon de parfums où subsiste une pub montrant une femme splendide appuyée sur la poitrine velue d’un mâle. La mère de Rose ne mettait jamais de parfum et l’avait interdit à sa fille. Il fallait exhaler son odeur naturelle, comme la brise salée de la péninsule.
— Ça a fermé quand ? demande Rose.
— Il y a quinze ans. Le premier endroit à baisser pavillon quand les forages ont cessé.
Judith guide Rose vers l’ancienne section des meubles, où les chambres des Fleurs ont été aménagées avec du contreplaqué le long d’une allée pleine d’échos. Chaque porte dispose d’un encadrement lumineux, et Rose entend les autres Fleurs défaire leurs valises derrière les cloisons.
Judith ouvre la chambre de Rose et dépose son unique bagage sur un lit à baldaquin en acajou. Une peau d’ours est étalée par terre, un vieux chandelier en plastique boulonné au plafond. Contre le mur, une coiffeuse avec un miroir et un tabouret rembourré. La pièce empeste le faux cuir humide.
Damien, le client qui l’a envoyée ici, l’avait prévenue que le camp serait rudimentaire, sans pour autant évoquer le squat d’un centre commercial abandonné. Mais il est trop tard pour se plaindre. Elle ne reparlera plus à Damien avant la fin de la mission. Elle bénéficie juste d’un contact dans le camp qui, d’après Damien, se manifestera en temps voulu. Rose se demande un instant s’il s’agit de Judith, puis décide que la femme au bloc-notes est trop franche pour une telle dissimulation.
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