Mihai Neagu Basarab

Les bars sont au bohème ce que les dépôts sont aux tramways.

L’autre bohème atypique de Bucarest était « le surnaturel » Emil Botta, qui pendant des décennies s’est injecté de la morphine qu’il se procurait le plus souvent auprès de la pharmacie numéro 12 de la place Rosetti. Probablement qu’à l’aide de cette « clé », les critiques littéraires s’expliqueront mieux ses vers.

Soit la présente définition du bohème : artiste qui mène une vie désordonnée non conforme aux convenances sociales. C’est ce que j’appelle une « définition redevable ». Autre définition redevable, mère : « personne à qui tu dois la vie ». Par conséquent, toute notion qui doit être éprouvée de toute son âme ne peut faire l’objet que d’une définition redevable. Les redevances de ces définitions se règlent par l’usage habile et sans compter de l’encre et du papier.

Et c’est ainsi qu’un tas de colonels fanatiques et dévoués jusqu’aux cimes de l’héroïsme, qui auraient résisté à la panoplie complète de torture de l’arsenal du père de Winnetou, officiers supérieurs de la Securitate, qui pour des millions de dollars n’auraient pas trahi les secrets de leurs opérations, se disaient que puisqu’ils ont déboursé un billet de cent lei, il leur fallait profiter, purifier leurs âmes en disant tout ce qu’ils avaient fait au travail, pour que ça continue à aller bien pour eux et sans se rendre compte qu’ils jouaient avec le feu.

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Le plus terrible dans les régimes totalitaires, c’est que, lorsqu’on est toléré, on ne peut jamais savoir pour combien de temps. Cela ne dépend pas de soi-même, mais de quelque raison supérieure que l’on pourrait éventuellement appeler « conjoncture », bien que la conjoncture en temps normal soit influençable, alors que dans ce cas précis nul ne sait ce qu’il pourrait advenir.

La bohème est une expérience de vie, punition et récompense à la fois, telle l’anesthésie pour une opération chirurgicale.

La bohème est constituée principalement de candidats à l’échec qui se considèrent comme des candidats à l’immortalité, de fortes personnalités qui simultanément vivent et jouent leur vie, avec la ferme conviction qu’ils finiront par conquérir une gloire bien méritée.

Sous l’emprise de l’alcool, débordant de courage, Nino haussa le ton : « Qu’il retourne dans le c... de sa mère, Săraru [Săraru signifie littéralement « le saunier »] ! » Après quoi Săraru surgit inopinément et l’interpella pour l’intimider et l’humilier : « Que dis-tu ? Que dis-tu ? » Et Nino de répliquer avec une formidable présence d’esprit : « Ce n’était qu’une proposition, camarade directeur. »

Au sein de la littérature roumaine, plusieurs titres évoquent la bohème bucarestoise, ancienne et récente. Je ne crois pas qu’on doive s’intéresser aux créations en marge de la bohème ou qui contiennent simplement des chapitres qui lui sont dédiés. Nous pourrions nous adonner à l’extraction minière littéraire et nous mettre en quête de filons de bohème dans des centaines de romans roumains, à commencer par un des plus célèbres, Les Seigneurs du Vieux-Castel.

C’est à Montparnasse que la grande bohème parisienne agonise. On compte parmi ses derniers représentants : Modigliani, Max Jacob, Derain, Braque, Juan Gris, Van Dongen, Utrillo et Pascin. La bohème bucarestoise n’a pas moins bu que la parisienne. Elle a moins utilisé la drogue et n’a pas mené la guerre aux tenanciers de chambres meublées et de cafés.

Des mécènes ont toujours soutenu chez nous des écrivains, y compris parmi les plus aisés, évitant ainsi de trop vertigineuses descentes aux enfers. Je me souviens que vers l’été 1964 j’ai rencontré devant Romarta Miron Radu Paraschivescu qui venait de publier quelques mois plus tôt Cântice ţigăneşti [Chants tziganes].

Lorsque ces artistes avides, à l’époque de Murger, de liberté absolue quittaient la province pour monter à Paris, dans la mesure où leurs parents les subventionnaient, ils n’en retournaient pas moins rapidement à la maison où, immunisés contre les vicissitudes de la liberté, ils s’embourgeoisaient durablement, acceptant d’endosser des responsabilités.

Dans son Voyage au pays des bohèmes, Alphonse de Calonne parle « de flibustiers littéraires », des individus qui ressemblent beaucoup à certaines personnalités et qui, en province, spéculent sur cette ressemblance pour être célébrés à Lyon ou à Bordeaux par exemple. Un faux Murger suscita bien l’agacement du vrai, notamment parce qu’il poussa l’audace jusqu’à porter à sa boutonnière la Légion d’honneur !

Dans un régime communiste illégitime, la bohème ne concerne pas que l’art, mais la culture tout entière. Nous devons ainsi inclure dans la bohème le gourou yogi Mario Vasilescu et son école spirituelle qui, pendant une décennie, a corrigé des milliers d’imperfections, a soulagé des milliers de souffrances dues à une conception déficiente des âmes et des corps de certains de nos compatriotes. Le phénomène Mario Vasilescu est comparable à un cactus qui se développe de manière optimale au fond d’un lac ou alors à des algues qui se multiplieraient outre mesure dans les sables du Sahara. Autrement dit, nous devons l’inscrire dans le grand chapitre des merveilles de Dieu. Il n’avait pas encore trente ans quand, après de solides études individuelles, il s’est décidé à aider les autres. Son introspection n’a en réalité rien d’inhabituel. L’école qu’il a créée est en revanche unique en Europe. D’ailleurs, on ne saurait dire qu’il s’agisse à proprement parler d’une vraie école. Pour qu’il y ait une école, trois éléments doivent être réunis. Le maître, les disciples et la matière que l’enseignant dispense et dont les élèves disposent (ou éventuellement sans les préfixes dis —). Bien entendu, chez Mario aussi les disciples doivent apprendre. Mais ce qu’ils apprennent relève du domaine du miracle : ils apprennent à se réparer, ils apprennent à être quelqu’un d’autre, à être meilleurs, plus forts et en meilleure santé. Ils apprennent à évoluer, car pour la plupart ils sont malades du fait de l’interruption de l’évolution. Normalement, ce qu’on apprend chez Mario, on peut l’apprendre dans des synagogues, dans des temples bouddhistes, on peut l’apprendre jusqu’au XIXe siècle dans certaines écoles confessionnelles et jusqu’au XVIIIe siècle dans certaines loges maçonniques.

(p. 83-84)