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Citation de Cielvariable


De mémoire d'homme, jamais pareille tempête n'avait ébranlé le port de Barfleur. Depuis un mois déjà, poussée par le noroît, elle s'écrasait en une pluie drue sur les toits de schiste, battait à les briser les mâts des vaisseaux entassés dans la rade, fracassant les vagues jusqu'au pied de l'église et du petit castel qui la jouxtait. Les habitations de granit voyaient leurs portes barrées solidement pour empêcher l'écume invasive, et leurs habitants, pourtant coutumiers des caprices de la Manche, n'en finissaient plus d'éponger l'eau infiltrée aux relents de marée. On rapportait même que des poissons frétillaient sur les pavés, au milieu des lichens, branches et immondices que les rouleaux exubérants déposaient. Le vacarme était tel qu'on avait renoncé à parler, le brouillard si dense, qu'on refusait de se déplacer. De sorte que la cité autant que le port se voyaient envahis par une foule de gens et d'animaux de bât, prisonniers involontaires d'éléments en furie, qui attendaient d'embarquer pour l'Angleterre.

Moi, Loanna de Grimwald, dernière descendante des grandes prêtresses d'Avalon, dans l'équipage du futur monarque Henri Plantagenêt et de son épouse, Aliénor d'Aquitaine, j'étais de ceux-là.

Aliénor. Ma duchesse. Mon amie. Celle auprès de qui j'avais été placée l'année de nos quinze ans avec une mission : rendre un roi légitime à l'Angleterre. Un roi formé aux enseignements druidiques et dans l'ombre duquel justice, équité et droiture pourraient s'exprimer. Pour le bien et l'unité d'un royaume. Pour la grandeur d'un empire à réinventer.

C'est la mère d'Henri, dame Mathilde, surnommée l'emperesse, qui, à la mort de son père, eût dû régner. Hélas, la prenant de vitesse par d'odieuses concessions aux barons et prélats, son cousin Étienne de Blois avait été couronné. Dès cet instant, une lutte sans merci les avait opposés. Une lutte dans laquelle j'avais pris plus que ma place lorsque ma mère, druidesse et conseillère de l'emperesse, avait compris qu'il faudrait nouer alliance avec l'Aquitaine pour venir à bout de l'usurpateur. Ce jour-là j'étais devenue la dame de compagnie d'Aliénor, décidée à la suivre au couvent jusqu'à ce qu'Henri, qui n'avait alors que quatre ans, soit en âge d'épousailles. C'était compter sans Étienne de Blois. Le père d'Aliénor avait été assassiné, ses dernières volontés détournées, ma duchesse contrainte d'épouser Louis de France. Lors, quatorze années durant, je n'avais reculé devant rien pour détruire ce premier lit et la ramener à l'Angleterre.

Je me souviendrai toujours de son regard vers moi à l'heure de son hyménée avec Henri. Dans ses prunelles d'un vert sombre que j'avais si souvent vu briller, l'étincelle de la victoire avait, un instant, occulté celle de l'amour. Aliénor tenait enfin sa revanche contre ce roi dévot dont elle venait de divorcer. Forte de leur bonheur, j'avais quitté les nouveaux mariés pour rejoindre Jaufré Rudel, mon époux, que, pour mener ma mission, j'avais trop de fois dû sacrifier. Cette liberté, chèrement gagnée, n'allait pourtant pas sans concessions. En le choisissant, lui, j'avais dû abandonner la magie. Des pouvoirs qui étaient miens à ma naissance ne me restait que le don de double vue. Qu'importe ! Un amour sans âge m'habitait. J'avais rallié Blaye, une petite Eloïn à mon sein. Deux années s'étaient ainsi écoulées, nourrissant notre complicité tandis que Jaufré se vouait à sa famille, mais aussi à sa seigneurie avec justice et humilité, faisant ma fierté et grandissant ma flamme. Deux années d'un accord parfait dans lequel mon troubadour à la voix abîmée avait achevé de se guérir d'anciennes blessures. Il y avait eu la naissance de notre Geoffroy, les courriers échangés avec la maison Plantagenêt, le bonheur d'apprendre qu'Aliénor avait accouché d'un petit Guillaume. Et puis la nouvelle nous était parvenue. Malade et vaincu par la bravoure d'Henri sur le terrain, Étienne de Blois l'avait reconnu comme héritier légitime du trône. L'Angleterre était enfin à nous ! J'eusse dû m'en réjouir, mais, à l'instant même où Étienne de Blois s'éteignait, une vision m'avait dressée sur ma couche : Aliénor face à Henri, l'épée au poing, l'œil noir et rancunier. Derrière eux, submergée par une mer sanglante, l'Angleterre disparaissait.

« L'aigle de l'alliance brisée se réjouira en sa troisième nichée. De Richard renaîtra l'espoir oublié. » avait prophétisé une voix jaillie d'outre-tombe dans le silence de la nuit. Celle de mon aïeul, le druide Merlin, le conseiller du légendaire roi Arthur.

J'avais éclaté en sanglots dans les bras de mon troubadour tandis que son timbre rauque, noueux, s'était imposé à son tour :

— Nous serons là, toi et moi, pour empêcher cette déchirure. Et si nous ne le pouvons, alors nous préparerons les êtres que nous aimons à l'affronter. Je n'ai plus peur, Loanna. Plus rien ni personne ne pourra nous séparer. Dès demain, je confierai Blaye à Girard Mestre et, avec nos enfants, nous reprendrons notre place à la cour. Ensemble.

— Ensemble, avais-je répété.

Il serait ma terre, toujours, où que le destin me veuille entraîner.

Voilà pourquoi, ce 7 décembre de l'an de grâce 1154, j'étais en cette salle du castel de Barfleur, face à lui et à ce plateau d'échecs, à attendre que la tempête se soit calmée pour embarquer.

Ma tâche auprès d'Aliénor et d'Henri n'était pas achevée.
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