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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Imaginons.
Imaginons Mona.
Elle va mieux. Pas encore bien, mais mieux. Elle le sait. Le pire est derrière elle. Deux ans d’une dégringolade pathétique, dont elle ne parvient pas encore à sourire.
Crise d’appendicite avec complications douloureuses, suivie d’un licenciement abusif par un jeune patron athlétique à mâchoire américaine ; bagarre juridique victorieuse mais épuisante, puis oisiveté brutale, voilà comment tout avait débuté. Mona, au front de taureau, avait tenté de tenir. Elle avait raccourci ses longs cheveux châtains pour adopter un look plus dynamique, avait ajouté un tatouage stimulant (le mot espagnol « Vamos ! ») à ceux qui descendaient déjà en serpentin délicat de son cou jusqu’à ses poignets. Elle affirmait à son mari, Grégory, qu’il n’y avait pas lieu de se tourmenter. Après quatre mois passés à contenir ces fortes secousses, la vie « normale » allait reprendre. Son domaine d’expertise, la programmation informatique, se portait bien ; elle retrouverait du travail. Elle soufflerait quelques semaines avant de s’y remettre. Elle en profiterait pour s’occuper de Madeleine, leur petite fille de cinq ans, et lambiner dans des vide-greniers, ou rattraper son retard de lecture. Tout rentrerait dans l’ordre.
Mona avait encodé ses bonnes résolutions comme si elle était une base de données. Sûre de ses calculs, elle ne s’aperçut donc pas tout de suite que le petit chèque consolateur du tribunal des prud’hommes était glissé dans une enveloppe de mélancolie. Sa joie, sa vitalité s’éteignaient. Son inactivité lui pesait plus qu’elle n’aurait cru. En l’absence de Grégory, qui était chauffeur routier, elle demeurait souvent seule à la maison. L’emploi du temps de Madeleine lui servait de tuteur précieux : école, loisirs extrascolaires, goûter, bain, coucher. Mais quand Mona estima qu’il était temps de se mettre en quête d’un nouveau poste, elle n’y parvint pas. Une insidieuse indolence l’incitait à remettre au lendemain toutes démarches professionnelles. Puis toutes démarches tout court. Grégory, d’abord compréhensif, commença à s’inquiéter pour leurs revenus. Il augmenta sa cadence de déplacements.
Honteuse, Mona se réfugia dans les replis de leur petit pavillon de banlieue, où – dégringolade annoncée – elle fit sa première crise d’épilepsie.

Un jour, alors qu’il fallait se lever pour emmener Madeleine à l’école, Mona ne se leva pas. Pourtant, elle était réveillée. Son index soulignait sans interruption le motif en spirale de son pyjama. Quand la petite fille frappa à la porte et l’ouvrit, elle dit « C’est l’heure je crois maman », Mona répondit « J’arrive », mais n’arriva pas. Incapable de se mettre debout. Incapable de quoi que ce soit. Et cela dura.

Grégory comprit mal la dépression de son épouse. Par nécessité, il réduisit ses missions, mais lui en voulut beaucoup. Non seulement il perdait de l’argent, mais elle n’en gagnait toujours pas et il était de ces hommes qui tremblent si la sécurité du foyer est menacée. Sa femme tatouée était alitée ; toute sa confiance en lui chancelait. L’angoisse le submergeait. Son expression favorite devint « Tu peux au moins » qu’il assortissait de « sortir les poubelles », « débarrasser la table », « consulter les annonces », « répondre au téléphone », « jouer avec Madeleine ». Mona ne pouvait rien « au moins », à part aller du canapé au lit, du lit au canapé, du fauteuil à la fenêtre, de la fenêtre au fauteuil, tout en ingurgitant des boîtes entières de gâteaux fourrés. Tous les jours à seize heures, elle parvenait dans un effort surhumain à sortir le lait et les céréales pour le goûter de Madeleine.
Elle était inapte désormais à lire la moindre ligne d’un quelconque roman. Ses yeux grands ouverts scrutaient le vide avec persistance. Grégory finit par la soupçonner de feindre, car, nom d’un chien, elle n’était pas la seule à avoir été licenciée sur cette terre, il était là, elle avait une fille, elle était aimée ! Pourquoi surjouait-elle ainsi sa détresse ? Que lui avait-il fait ?! Cette suspicion terrassa Mona. Elle eut l’ultime courage d’appeler ses parents à Toulouse, la gorge nouée, et leur avoua tout : son absence de désir, sa sensation de vide, sa somnolence perpétuelle, sa prise de poids. Sa souffrance.

Sa mère sauta dans sa voiture et vint la chercher. Dès la porte franchie, elle réprimanda Grégory. Ne voyait-il pas que sa fille était dans un état lamentable ? Grégory hurla qu’il était bien pratique, « l’état lamentable » qui permettait de ne rien foutre pendant des mois. La mère de Mona rugit à son tour : il serait bien inspiré de lire le journal parfois, ou ne serait-ce qu’allumer la radio, plutôt que d’écouter en boucle Bruce Springsteen dans la cabine de son 23-tonnes. S’il s’informait de temps en temps, donc, il apprendrait l’existence d’une indélicatesse de la nature appelée le burn-out, ou la dépression, qui anéantit la volonté de toute personne qui en est frappée. On ne laisse pas ce mal croupir dans l’eau nucléaire du ressentiment, on le sort avec ses petites mains propres et on l’amène à l’hôpital.
Grégory s’effondra. Il n’en pouvait plus, lui non plus. Depuis la crise d’appendicite de Mona, les déconvenues s’entassaient dans un fracas de ferraille en déchetterie. Il avait besoin de calme, de silence. Il devait « prendre l’air ».
Il laissa Mona et Madeleine à ses beaux-parents et se noya dans le travail sur fond de Dancing in the Dark : camion, routes de France, de Belgique, d’Espagne, il dormait dans sa cabine en consultant les étoiles par l’ample fenêtre conducteur et c’est ainsi qu’il reprit ses esprits et put, quelques longues semaines plus tard, récupérer sa fille en raison du chômage et de la mauvaise santé mentale de sa femme. Il était désolé. Il s’en voulait de n’avoir rien vu. Il n’avait pas bien réagi. Mais quelque chose s’était cassé. La simple présence de Mona lui rappelait ses torts, ses grossièretés envers elle. Il ne supportait plus ce reflet détérioré de lui-même. En larmes, il demanda le divorce.

Mona fut internée à Toulouse. Séparée de sa fille, séparée de Grégory, assommée de médicaments, elle mit du temps à sortir de sa léthargie.
Très vite, elle confia au docteur Di Bonna, son psychiatre, avec lequel elle avait un entretien tous les deux jours, que si cette vague dépressive était la plus puissante de sa vie, elle en avait traversé d’autres depuis l’enfance. Elle s’était depuis toujours sentie ralentie par quelque chose, une ombre tenace, une sorte de monstre, hydre à sept têtes qui semblait être venue au monde avec elle pour repousser tout assaut de joie. Petite fille, elle rusait pour détourner son attention, et s’égayer malgré tout en raclant les fonds de son ardeur d’enfant, mais les circonstances l’avaient tant affaiblie ces derniers temps que le monstre en avait profité pour se déployer.
Cet aveu d’antécédent permit au médecin d’aider sa patiente à comprendre qu’elle n’était pas plus responsable de sa maladie qu’un diabétique ne l’était de son dysfonctionnement glycémique. Il troqua l’image de l’hydre par celle du handicap : elle avait une jambe dans le plâtre et la société lui demandait de courir. Il fallait épouser la lenteur le temps de la guérison. Elle rentrerait dans la mêlée plus tard. Quand elle en sentirait la nécessité.

Ses crises d’épilepsie s’espacèrent. Le psychiatre identifia la bonne chimie pour elle. Il détermina aussi ce qu’il appelait « le mantra ad hoc », car selon lui, tout traitement devait être accompagné d’une formule spécifique à chaque patient. Pour Mona, il en distingua une qu’il attribuait à Hippocrate : Ars longa, vita brevis. L’art est long, la vie est courte. Mona se reconnut dans cette tension du réel. Ce n’était pas elle qui était inapte à la vie, c’était l’art de vivre qui était long à apprendre. Personne n’y parvenait vraiment. Il fallait donc faire au mieux. Cette sentence lui convint bien davantage que celles essayées par le docteur auparavant : l’Audaces fortuna juvat, de Virgile – la fortune sourit aux audacieux –, avait paralysé la jeune femme pendant quinze jours. Une amie d’internement avait compati : « Peut-on parler d’audace aux éclopées gavées de médocs que nous sommes ? »

Lorsqu’elle sortit de l’hôpital, Mona se fit tatouer « Ars longua, vita brevis » sur l’avant-bras droit, en forme de V, comme un oiseau.
Elle se réfugia chez ses parents. Cela dura presque un an encore. Un an à vivre à leurs crochets. À collaborer aux tâches ménagères, préparer les repas, tailler les rosiers. Le soir, elle s’endormait devant les séries avec son père, devant les documentaires avec sa mère. Madeleine lui manquait terriblement. Grégory en avait obtenu la garde principale, sans qu’elle s’y oppose. Leur petite fille avait ses repères dans la maison familiale de Villemomble et il lui paraissait juste de leur en laisser la jouissance. Grégory n’avait pas tardé à rencontrer une compagne avec qui, au grand soulagement de Mona, il ne vivait pas. Mona vacillait à l’idée que cette « autre » puisse la remplacer dans le cœur de son enfant, mais elle remettait sans cesse les occasions de la revoir et de s’occuper d’elle.
Ses parents la mirent en garde contre cet engrenage, en vain. Mona maintint le lien seulement par des appels téléphoniques en visio, le week-end. La petite fille s’y prêta d’abord docilement, puis de moins en moins. Elle était lasse de confier à cette maman-écran ses répétitives journées d’école et ses jeux. Grégory jurait que ce mutisme était de son âge : aucun enfant n’aimait rendre compte de ses journées. Il encourageait ainsi, malgré lui, Madeleine à se taire.
Le silence cathédrale s’installa.

Le temps passait et plus il passait, plus l’hypothèse de retrouvailles terrorisait Mona. Comment justifier une si longue défaillance auprès de sa petite fille blessée ? Aurait-elle la force d’affronter son inévitable hostilité ? Le retard pris dans leur relation était-il rattrapable? Dans ses pires moments de découragement, Mona alla j
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