L’intérêt d’Alfarabi pour la réalisation ne concerne pas seulement le salut de la personne, mais également celui de la communauté entière, le salut social et politique. De surcroît, son intérêt ne porte pas sur une seule cité, nation ou communauté, mais sur l’humanité entière et les hommes civilisés de partout. Tels sont les principaux sujets de sa science ou philosophie politique. Le fait même qu’Alfarabi fasse de la philosophie politique, qui traite de la vie publique de l’homme dans les cités, les nations et les communautés religieuses, l’une des préoccupations centrales, et sans doute la préoccupation centrale de sa philosophie, signifie qu’il n’était pas satisfait de l’approche différente qui dominait chez les premiers philosophes musulmans et leurs prédécesseurs néoplatoniciens des époques gréco-romaines : un intérêt pour le salut personnel ou privé publique, et pour l’action publique dans la mesure seulement où elle mène à la vertu et au salut privé.
(…)
Négliger la philosophie politique est dommageable autant à la qualité de la philosophie qu’à celle de la vie publique. Cela conduit à un horizon étroit pour la communauté, à l’appauvrissement des discussions publiques sur les objectifs et les formes alternatives de la vie publique, à la résignation, à l’absence de discours rationnel sur les questions publiques, et, au-delà à une limitation du choix offert au citoyen, réduit dès lors à un conservatisme hargneux et une fois aveugle dans la tradition d’une part, et à une poursuite destructrice du changement pour le changement d’autre part. La communauté en vient à être dépourvue des éclairages nécessaires sur les différentes formes de gouvernement, la façon dont elles se transforment, et le moyen de les améliorer. C’est le prix que la communauté paie quand la philosophie tourne le dos à la vie publique. (pp. 87-89)