Nestor Engone Elloué

Regardez celle qui danse là-bas, indiqua-t-il par un mouvement des lèvres. C’est une pêcheuse et je pense que je vais mordre à son hameçon.
— Une pêcheuse ? c’est-à-dire ? questionna Nyara.
— Elle cherche celui qu’elle va écailler ce soir. Elle t’attire dans son filet. Tu vas vers elle, et entre deux déhanchements qui allume ton feu d’en bas, elle fixe le prix pour la soirée. Ici ça ne chôme pas !
— Tu le dis parce qu’elle est sexy ? Tu veux dire que c’est une prostituée ? demanda Nyara à voix basse.
— N’utilise pas des mots vulgaires. Je dis simplement que c’est une pêcheuse. Ne parle pas de prostituée. C’est un mot vulgaire. Cette femme est juste une pêcheuse et moi, je sens que je vais mordre à son hameçon.
— Mais tu as dit qu’elle va fixer un prix...
— Oublie ce que j’ai dit Nyara. D’ailleurs, je vous laisse un peu entre vous, je vais faire connaissance avec cette ravissante demoiselle.

Les appréciations positives ne venaient pas que des hommes séduits par beauté et son charisme. Elles venaient également de clientes très exigeantes qui voulaient toutes s’attacher ses services pour l’organisation de congrès, de soirées de gala, de journées professionnelles, de mariages ou d’anniversaires prestigieux.
Autant Nyara s’épanouissait au travail, autant le cœur de Manuel racornissait. Il n’était pas ravi de la savoir autant sollicitée. Le jour où elle l’informa qu’elle était désignée employée du mois, il se contenta de la féliciter froidement. Sa jalousie prenait le dessus. Il se faisait de plus en plus distant. Il appelait rarement et prétextait être surchargé par le boulot. C’était Nyara qui appelait pour prendre de ses nouvelles. C’était toujours elle qui était à l’initiative. Elle lui avait parlé du mal-être qu’elle éprouvait à cause de cette situation. Il disait qu’il ferait plus d’efforts mais ne changeait rien.

Elle voulait passer un maximum de temps avec son amoureux avant de procéder au rituel des adieux tant pratiqué dans ces lieux transitoires où se joue le spectacle des sentiments. On y voit ces bouts de corps marqués par la mélancolie. Ces lèvres pincées, ces mains tremblantes. Ces regards humides,submergés par la vague d’émotions qui recouvre les yeux. On y voit également les apprentis stoïques. Impassibles sur le coup, la mâchoire serrée, le regard fuyant, à la recherche d’on ne sait quelle information, tantôt les yeux sur les écrans d’affichage, tantôt sur l’écran de leur téléphone portable sans vraiment prêter attention à ce qu’ils voient. Ils durcissent leur visage pour refouler leur sensibilité, pour ne pas paraître affaiblis. « Ce n’est qu’un au revoir » disent certains d’entre eux pour rassurer leurs proches ou plutôt pour mieux se rassurer eux-mêmes.

Elle est plus compétente que toi. Elle l’est de très loin. Et ça m’emmerde de devoir exposer une fille comme elle. Elle est très différente des autres. Mais que veux-tu ? Tout ce que je suis devenu aujourd’hui, c’est grâce au Ministre. Il veut que je lui trouve une jeune femme fraîche. Il ne veut aucune des hôtesses de l’agence. C’est elle qu’il veut. Je ne sais vraiment pas qui lui a autant parlé d’elle. Il faut que j’arrive à convaincre Morvane. C’est compliqué parce qu’il n’est pas comme nous. À chaque fois que je l’invite à mes soirées il trouve une raison pour ne pas venir. Il est encore jeune et il se comporte déjà comme un vieux.

Il disait être prêt à tout pour garder ses privilèges. Et il a été conforté dans sa rancœur lorsque Nyara fut désignée meilleure agent du mois. C’était la première fois qu’une stagiaire obtenait ce titre. Il était hors de lui quand il entendit Francis Dombi dire à Nyara pour la féliciter, qu’avec son efficacité, elle finirait par être la Directrice de l’Agence. Cette phrase a germé dans l’oreille de Junior telle une graine issue d’un arbre produisant des fruits amers et vomitifs tels la détestation et la jalousie. Il détestait Nyara. En si peu de temps, elle était devenue sa plus grande menace.

Il ne voulait pas céder à l’émotion de tristesse. Il essayait de résister mais n’a finalement tenu que le temps d’un enlacement. Il a suffi qu’elle l’enlace pour que son armure tombe. Son cœur battait si fort qu’elle pouvait en ressentir le rythme. Ils se regardèrent dans les yeux un bout de temps avant que Nyara ne brise le silence pesant d’une voix cajoleuse : — Ne t’inquiète pas pour moi.Avec le salaire conséquent que j’aurai, je t’enverrai même de quoi acheter le matériel dont j’aurai besoin à la fin du stage pour ouvrir ma propre agence.

Il m’avait dit « le mouton broute là où il est attaché ». C’est triste mais c’est comme ça ici.
— C’est la phrase que tous les corrompus aiment dire. Même mon cousin dit cela quand il s’apprête à soutirer de l’argent à quelqu’un.
— C’est normal collègue ! Tout le monde broute ! Chacun broute où il est attaché ! Pourquoi quand vous allez dans les pays européens vous oubliez ces réalités-là ? Et d’ailleurs, même là-bas il y a des brouteurs. Chaque année il y a des affaires de corruption dans leurs pays. Tout le monde broute !

Elle éprouvait une obscure colère. Or, la colère et l’amour ne font pas bon ménage. Si le cœur est la terre où germe la graine de l’amour, il est également celle où peut pousser l’herbe toxique et invasive de la colère. Toutefois les deux ne peuvent cohabiter. Il n’est pas possible que l’amour prospère où la colère s’installe. Il est impossible que l’amour produise des fruits sur un sol étouffé par une profusion de colère. Tout comme la mauvaise herbe affecte le rendement d’une plante cultivée, la colère nuit à l’amour.

Elle nuit gravement à la mémoire des beaux jours d’un couple. Elle voile ce qu’il y a de positif dans le passé. Elle obscurcit l’avenir et le paralyse. La colère étouffe le présent. Elle l’empoisonne, surtout quand il s’agit d’une colère aussi amère que celle qu’éprouvait Nyara. Mettre fin à sa relation avec Manuel permettait de tenter d’évacuer cette colère profonde qui la rongeait. C’était le seul moyen pour elle de s’apaiser. Elle voulait tourner la page.

— Pourtant tu viens de dire que le poisson est délicieux.
— Le poisson l’est. Mais regarde autour de toi. C’est un univers confectionné pour attiser votre appétit. C’est pour que les hommes comme toi viennent ici sept jours sur sept et dépensent sans compter. Ça empeste plus l’invitation au sexe qu’autre chose. Les danseuses presque dénudées qui twerkent sur la piste, les serveuses aux poitrines exubérantes et aux shorts sexy, c’est pour vous tout ça !