"Penser l’action musicienne en situation d’occupation", 23 mars 2016, dans le cadre du séminaire collectif du CRAL - Centre de Recherches sur les arts et le langage
Jean-Paul Sartre a très tôt pointé la singularité radicale des expériences d’occupation qui, aux représentations traditionnelle de l’ennemi combattant, ont substitué les figures de soldats allemands côtoyés dans la rue, dans le métro, au cinéma, dans les salles de spectacles : « Le concept d’ennemi n’est tout à fait ferme et tout à fait clair que si l’ennemi est séparé de nous par une barrière de feu. Tel est en tout cas le premier aspect de l’Occupation : qu’on s’imagine donc cette coexistence perpétuelle d’une haine fantôme et d’un ennemi trop familier qu’on n’arrive pas à haïr », écrivait Sartre en 1945.
L’expérience de l’autre, de l’« étranger », comme jeu de l’altérité et de l’identité (Husserl, 1929), s’enrichissant ici d’une nouvelle catégorie d’analyse, celle de l’espace comme lieu pratiqué (M. de Certeau, 1980) : c’est parce que l’ennemi n’est plus « séparé de nous par une barrière de feu » qu’il vient bousculer les représentations du lointain et du proche, de l’étranger et du familier, et fait dès lors éclater les cadres de référence de l’ancienne haine.
Aussi la situation inédite d’un pays occupé aux trois cinquièmes de son territoire par des soldats allemands passionnément mélomanes ouvre-t-elle une infinité de questions : est-ce que jouer engage ? Et si écouter, c’est agir, jusqu’où faut-il élargir la notion de scène ? Englobe-t-elle ceux qui jouent et ceux qui écoutent ? Le spectacle des populations vaincues et occupées faisant la queue à l’entrée des théâtres pour acclamer les grands solistes allemands n’a-t-il pas offert une image forte de cette nouvelle Europe sous domination allemande annoncée par les vainqueurs ? Peut-on parler d’une musique « collaboratrice », ou « résistante » ?