J'ai dans mes cartons un manuscrit tapé à la machine - sur du vieux papier fin, jauni -, avec des lettres qui manquent, à peine lisible : ce n'est pas la première copie, celle qui a reçu la frappe des caractères, mais peut-être la troisième ou même la quatrième, qui gît sur plusieurs couches de papier carbone. En russe, on appelle cela un "exemplaire aveugle". On lit à la première page : Nikolaï Prorokov. [...]
Je le range, une fois de plus, je le conserve, sans savoir pourquoi ; il n'est pas à moi, j'en ai hérité, il était à ma mère. Ce poète, Nikolaï, c'était son ami. [...] Certes, elle me les lisait depuis que j'étais petite, mais c'était néanmoins son histoire à elle. Quand Nikolaï mourut, j'avais neuf ans. Maintenant que ma mère est morte... que pourrais-je faire de ces poèmes russes ? Ici, en France ?
Avant d'ouvrir les yeux
sentir de tout son corps
le lit habituel
et le creux de la tête.
Encore glisser en rêve
en agrafant ses bords effilochés.
La chambre est déjà pleine
de simples sons venus d'ailleurs,
par la fenêtre, à travers les murs.
Il faut faire quelque chose,
pour entrer et pour vivre.
Il est grand temps de s'éveiller.
Sachant encore ce qu'hier
avait d'inquiétant.
1967
Un coup ! Et l’air vacilla.
Encore un coup ! Et les gens tremblèrent.
Coup sur coup ! Et le monde se noya
Des préludes de cloches dans l’ancienne prière.
Et chantaient les clochers, en hochant
leur tête de fonte,
Et répandaient le message leurs langues pesantes,
Et j’écoutais, ensorcelé
par les mots sévères,
Et j’obéissais à l’appel de la poigne de fer.
Ce fut ainsi !
Et d’en-haut réveillée,
La terre résonnait, remplie de sons.
Et maintenant je n’entendrais plus d’aucune façon,
Même quand sonneront du Kremlin tous les clocher.