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Citation de MegGomar


Alors, plus étrange encore était le soir du
même jour, une vision fugace, inattendue, éclatante et humiliante de cette
intuition prémonitoire qui ne t’a jamais abandonnée quoi que tu n’eusses de
cesse de l’étouffer, et comment ! – le soir au beau milieu du festival, dans
les effluves épaisses de sueur et de salive, où lorsque tu es descendue de
l’estrade après avoir lu tes deux poésies, deux superbes poésies, tout droit
dans la foule alcoolisée fondue en un seul grand tourbillon de visages
éclairés l’espace d’un instant, ou plutôt au-dessus de lui, agrippée au son de
ta propre voix qui ne se soumet à rien sauf aux paroles, un orgasme public,
voilà comment ça s’appelle, qui fait vibrer le public, toujours et partout,
même lorsque personne n’en comprend un traître mot, même dans un
milieu étranger, tu l’as goûté pour la première fois lors d’une sauterie
d’écrivains dans un pays asiatique, où l’on t’a demandé par politesse de lire
dans ta langue – “you mean, it is not Russian ?” – et tu t’es mise à lire, de
désespoir et par défi (ils te couraient sur le haricot avec leur Russian, déjà, à
l’époque !) n’écoutant que ton propre texte, te dissimulant derrière lui
comme on entre dans une maison éclairée la nuit, en fermant la porte
derrière soi, et à mi-chemin tu as soudain pris conscience que ta voix
tonnait dans un silence éclatant : la langue, quand bien même
incompréhensible, s’est concentrée autour de toi sous les yeux du public
dans une sphère transparente et irisée, comme fondue en verre rare, à
l’intérieur de laquelle – et ça ils l’apercevaient bien – se tramait un
mystère : quelque chose vivait, pulsait, se redressait, s’ouvrait en abîme,
crachait du feu pour se couvrir de nouveau de brume comme le verre qu’on
approche trop près de la respiration, tu as lu, enveloppée, illuminée et
protégée, et c’est là que tu aurais dû comprendre que ta maison – la langue
parfaitement connue que de quelques centaines d’âmes au monde –, est
toujours avec toi, comme celle d’un escargot, et que tu n’en auras pas
d’autre, de permanente, jamais, ma fille, quels que soient tes efforts. Puis
tous ces suffisants, chauves, bruns crépus, avec ou sans turban, te
secouaient les mains longuement et avec émotion, t’empêchant, entre
autres, d’aller aux toilettes (ton estomac refusait leur nourriture terriblement
épicée et donnait de la voix, espèce de saleté, précisément au moment où il
fallait remercier chaleureusement) – depuis aucun auditoire ne t’aurait fait
peur – même les criminels de droit commun ! – exhibitionnisme ou pas, ton
propre texte te protégeait de la violence et de l’humiliation, tu lisais comme
tu écrivais – pour la voix, guidée par la musique inhérente à la poésie, ce
processus ne supportait bien évidemment pas de témoin, à l’exception du
théâtre, et c’est peut-être cela qui subjugue, et le fanfaron du festival a dû se
calmer quelque part au milieu de ta lecture, enveloppé dans une boule de
verre, il respirait à l’unisson, et lorsque tu refroidissais après les
applaudissements, après avoir quitté l’estrade, en bas, dans la pénombre, au
sein d’un cercle amical bien compact, il faisait très chaud, beaucoup de
fumée, quelqu’un remplissait les verres, quelqu’un riait, les visages
tournoyaient dans un kaléidoscope, tu as tendu la main soit pour une
cigarette de détente soit pour un verre, cet homme s’est retrouvé un instant
près de toi, comme s’il avait buté contre toi, l’air de rien, en passant, les
yeux brillant dans la nuit comme ceux d’un chat, il avait expiré dans les
vapeurs d’alcool : « Alors, là, tu m’en bouches un coin ! » – et de la même
manière, en passant, il avait essayé de te serrer la main, comme pour
attraper une cigarette ou un verre, tu t’en es souvenue (et il y en a eu des
mains serrées dans cette cohue !) uniquement parce que par ce geste
maladroit, comme allant tout droit à l’encontre du tien, comme on passe
sous la brique blanche du sens interdit accompagné du sifflement du
policier, il a réussi à heurter douloureusement ton majeur – et le sifflet a
retenti immédiatement – en une secousse éclair dans le subconscient – avec
une précision étrange pour cet instant confus, comme si quelqu’un d’autre
avait prononcé dans ta tête, calmement et de manière appuyée, une phrase
complète : « Cet homme te fera mal ».
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