La vie et l'oeuvre de Louis Massignon sont orientées et déterminées par le sens de l'Absolu. Pour lui, la vérité se situe toujours au-delà de la relativité des concepts et des actes qui risqueraient de réduire l'Absolu au niveau d'une vaine philosophie ou d'un simple contrat de bonne conduite avec le Ciel. Ce sens de l'Absolu constitue sans aucun doute l'affinité majeure liant Massignon à l'Islam.
Dans l'Eglise, il fut un "musulman" incompris et craint par beaucoup, un "exalté" n'ayant aucun sens des "réalités" contingentes ou peu respectueux du "génie civilisationniste" européen. Il deviendra prêtre melkite pour rester fidèle à la transcendance abrahamique dont témoigne pour lui au plus haut point la langue arabe. Il demeure ainsi à l'intérieur de l'Eglise, "catholique oriental", mais dans une position d'intégration marginale. Dans l'islam, il est considéré comme un espion, ou un convertisseur, présence équivoque venue subvertir l'islam pour le christianiser de l'intérieur. Cette marginalité spirituelle fondée sur un choix inconditionnelle de l'Absolu et de la Justice se manifeste aussi dans son affinité avec les spirituels, les écoles et les sectes de caractère atypiques, Hallâj, Salmân, les shî'ites extrémistes, les légitimistes français; elle se révèle aussi dans son apologie mystique des femmes en tant que martyres de l'Esprit...
On a parfois reproché à Massignon de ne parler au fond que de Louis Massignon, retrouvant l'image reflétée de sa propre réalité spirituelle dans le miroir des lieux et des êtres. Ce qu'une telle critique affirme en fait en dépit d'elle-même c'est que toute personnalité spirituelle d'exception éclaire nécessairement les phénomènes qu'elle envisage à partir d'un archétype personnel qui apparaît sur un mode d'autant plus cohérent et tout-embrassant que son "secret" est plus profondément vécu. Nul plus que Massignon peut-être, parmi les figures spirituelles marquantes de notre siècle, n'aura mis l'accent d'une façon aussi nette et répétée sur le sens et l'impact spirituel du lieu sacré, de ce lieu qu'il concevait comme une manière de "trouée" divine dans l'espace à la fois épaissi et fragile de l'expérience terrestre.
En quête de cette intériorité de l'oeuvre massignonienne, deux axes et quatre pôles orienteront notre étude; Il y a d'abord ce que nous proposons de désigner comme le pôle formel de la spiritualité massignonienne, son enracinement dans le contexte "mythologique" et sacramentel du religieux, dimension qui nous semble le plus directement manifestée dans la géographie spirituelle qui oriente son point de vue mystique. Il y a ensuite à l'autre pôle, l'espace informel de la féminité intérieure. C'est là le lieu de la "percée" ou de la "surgie" divine en sa transcendance radicale par rapport à toute "cartographie" traditionnelle de l'Esprit; c'est aussi le domaine par excellence de la liberté de l'esprit et celui de la plongée dans la pureté sans mélange du rapport à Dieu.
La voie de l'invocation, parfois désignée comme prière jaculatoire ou voie du Nom -nâmma-japa ou japa-yoga en Inde- peut se définir comme l'invocation méthodique, confiante, et virtuellement- ou effectivement- permanente d'un Nom divin ou d'une formule sacrée. Les modalités de la pratique varient grandement, allant du chant à haute voix à la concentration silencieuse dans le coeur. Cette voie est pratiquée et vécue dans le contexte d'une tradition religieuse- avec ses diverses exigences rituelles, morales, et légales- dont elle constitue la perfection, au moins quand à sa fin ultime, à savoir, en tant que parfaite conformité et union avec le Divin. Dans le cadre de cette tradition, la pratique méthodique de l'invocation exige normalement une autorisation sous la forme d'une initiation à une règle spirituelle ou à un ordre contemplatif sous la direction d'un guide spirituel. Comme dans le cas d'un engagement monastique, elle peut également prendre la forme d'un voeu.
Que la prière soit considérée comme un mode de connaissance peut sans doute surprendre ceux qui ont été conditionnés à limiter la connaissance à sa dimension mentale, ignorant ainsi le fait que la connaissance la plus profonde et la plus vraie réside dans le coeur, le véritable centre spirituel de l'être humain.
Devant le mystère de l'Absolu l'homme ne peut être qu'un "mendiant". Mais le mystère le plus profond de la prière se situe au-delà de toute demande particulière. Il réside dans l'amour, ou dans le désir irrépressible d'être un avec l'Aimé, et -dépassant même ce niveau-, il se rapporte à un besoin de Réalité et de Connaissance de Soi. La véritable finalité de la prière n'est pas l'exaucement d'une demande -ce qui a conduit certains auteurs mystiques comme Simone Weil à rejeter celle-ci, sans aucun doute de façon hyperbolique, parce qu'incompatible avec le "pur amour"- mais la réalisation d'une modification intérieure au contact du pouvoir transformant du Divin. C'est dans ce contexte que la voie de l'invocation apparaît comme l'essence et la perfection de toutes les prières, et comme l'action la plus puissamment transformatrice de toutes.
La rencontre avec l'Autre divin ou humain, cristallisée par la salutation, le salâm, ouvre un espace symbolique qui est le templum de la transcendance (...)
La rencontre véritable n'est pas simple échange de formalités, elle est bénédiction et prière.
(...), une personnalité spirituelle aussi profonde et complexe que celle de Massignon ne peut que courir le risque d'être incomprise. De ce point de vue, Massignon nous paraît relever de ce que l'on pourrait désigner comme l'inspiration Khdiriyyah (inspiration à laquelle il consacra de fort belles pages), celle de l'initiateur solitaire, al-Khidr ou le Verdoyant, en ce sens qu'il apparaît bien souvent isolé, fréquemment considéré comme peu "orthodoxe" voire "scandaleux", et ce précisément parce qu'il s'oriente toujours en fonction du coeur et du fiat divin, selon l'Esprit et non la lettre.
Il est largement admis dans tous les domaines religieux que rien n'est plus important que la prière, dès lors qu'elle implique une relation directe entre le Divin et l'humain. Rien ne peut être plus nécessaire spirituellement que la prière, car, parmi toutes les actions possibles, aucune n'établit une communication aussi directe avec le Grand Mystère. (...)