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Citation de Charybde2


Si la Révolution française a fait franchir le Rubicon à l’histoire des hommes, c’est parce qu’elle a modifié du tout au tout le critère de légitimation de leur existence politique. Cette audace lui est venue de ce qu’elle a osé réclamer le plus souhaitable, qui est de conditionner la liberté de chaque membre du corps politique (de la République comprise comme règne de l’intérêt commun ou général) à l’égalité de tous devant la loi, conformément à l’adage de Rousseau, énoncé dans Du contrat social, selon lequel « la liberté ne peut subsister sans l’égalité ». Que la première n’aille plus sans la seconde est tout ce dont résonne l’angélus des Temps nouveaux.

Qui plus est, à la Révolution de 1789 il incombe (c’est d’ailleurs le fruit de l’alliance des deux principes mentionnés à l’instant) d’avoir inséré dans le maillage des lois positives les conditions de possibilité d’une nouvelle sorte de fraternité, fondée non sur les relations sociales mais sur l’existence politique de chacun, donc sur sa citoyenneté et la conscience, que celle-ci exige et suppose à la fois, de ce qui correspond à un intérêt commun. Aussi, que la Révolution ait radicalement transformé l’instance de légitimation du droit politique, c’est-à-dire les fondements normatifs de l’État, cela tient-il à cette toute nouvelle donne : si, dorénavant, la délibération politique est habilitée à porter le glaive de la justice, c’est que, pour la première fois, est passée dans les faits, au risque de fortes perturbations, de secousses catastrophiques telles que guerres civiles ou étrangères, cette idée de souveraineté du peuple que Rousseau avait située comme base d’un État dont le sommet serait occupé non par un gouvernant de bon plaisir mais par la volonté générale et elle seule. (…)

De ce fait, ce que le mot peuple désigne est un « corps politique » dont la réalité n’est ni conceptuelle, ni perceptible sensiblement. Ce corps n’est pas le corps social, aux intérêts toujours divergents ; c’est le corps politique aux intérêts non divergents, mais seulement, et constamment, divisés, qui s’intègre à lui-même dans le respect de la loi qu’il se donne à lui-même tout en s’imposant à tous ces membres. Le peuple, corps politique, est cette entité en qui concomitamment l’Idée de liberté vient à prendre vie. C’est à la seule faveur de ce prendre-corps et de ce prendre-vie que naît ce corps unifié dans ses actes et ses paroles que l’on appelle, comme pour le distinguer de toute simple multitude, le peuple. (…)

Or, tel est l’individu qu’il n’est pas seulement membre du corps politique : il fait aussi partie de cette multitude appelée la société civile. Partant, ce qui le détermine à exister librement n’est pas uniquement le commun, c’est également, et avant tout, le propre. En tant qu’il fait partie de la société civile, l’individu demeure certes un sujet de droit, son existence est bel et bien assurée au plan juridique (en tant que sujet privé), mais politiquement elle ne l’est pas. Ou du moins elle ne l’est pas encore : car ce qui assure à l’individu son existence politique, c’est la présence en lui et à l’origine de ses actes d’une autre volonté que celle qui lui permet ordinairement de satisfaire ses intérêts personnels. Cette autre volonté vise, comme je l’ai dit, l’universel exclusivement, et elle est sise dans un sujet lui-même universel dont le nom est : le peuple. Par conséquent, quand il consent à l’intérêt général l’individu accède à son existence politique, ce qui lui permet alors de déclarer en toute légitimité : Je suis le peuple. (…)

(…) Hegel avait remarqué, le premier quasiment, que ce n’était rien d’autre que la contradiction de l’universel et du particulier sur laquelle ne pouvait que buter l’expression de la liberté en tant que volonté du peuple souverain, que ce n’était que cette contradiction-là, donc, que la France révolutionnaire avait cherché à lever suite à la prise de la Bastille, et ce avec d’autant plus d’empressement, voire de panique, et dans un esprit de vengeance d’autant plus exacerbé que le danger la menaçait de voir une souveraineté non populaire, c’est-à-dire capétienne, se reformer sur son territoire. Et cependant, si la nécessité absolue de dépasser la contradiction du singulier et de l’universel ne faisait pas le moindre doute dans l’esprit des révolutionnaires, ces derniers ne se refusaient pas moins à se rendre compte que ce dépassement demeurait impossible dans l’état actuel des institutions.

C’est ce refus tragique de prendre acte de l’impossible, qui est à l’origine de la Terreur. (…) Cela dit, est-il possible de résoudre la contradiction en question autrement qu’en instaurant ce règne de la mort dont la Terreur est le nom ? (…) La généalogie de la Terreur doit être située ailleurs que dans une contradiction dialectiquement irrésolue entre le particulier et l’universel. (…)

« L’ère du soupçon n’est pas près de se clore. Saint-Just a-t-il su que la Terreur serait le lot du monde voué à la liberté ? Que le frère ne cesserait de contester l’autorité du frère ; que tout tribunal serait récusable ; que, pendant deux siècles, l’Europe et le monde se feraient la guerre pour décider comment la loi s’incarne et ce qu’elle dit ? La politique devint la tragédie moderne, disait Napoléon » (J.F. Lyotard, « Intime est la terreur »)

Du coup, une autre question se pose, plus grave que la précédente peut-être : la tragédie moderne, la modernité comme tragédie, c’est-à-dire l’existence politique comme à la fois nécessaire et impossible, et la Chose politique elle-même comme l’inévitable traitement de l’intraitable, tout cela a-t-il pris fin dans l’univers mondialisé qui est le nôtre à présent ? Et si oui, est-ce là une bonne ou une mauvaise chose ?

Eh bien, je dirai sans ambages que s’il est une œuvre, de nous contemporaine, qui me semble s’être imposée d’affronter cette question, non sur le plan théorique certes, mais plus subtilement encore : grâce aux ressorts établis de la fiction, c’est le récit de Pierre Michon intitulé Les Onze.
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