Paul G. Dulieu

La femme du coiffeur s’arrête devant le miroir et considère ses cinquante ans. Dans le fond, pense-t-elle, j’ai de la chance : je vis entouré de jeunes étudiants … leurs jeunesses, leurs fantaisies et même leur désordre m’empêche de vieillir trop vite. Elle prend un bâton rouge et ravive la couleur de ses lèvres qu’elle fait rouler l’une contre l’autre dans une sorte de baiser à soi-même.

Bitabit songeait à tout cela avec un brin d’amertume quand recevant une tape sur le dos, il entend la voie de Michou :
- N’oublie pas, c’est le premier mercredi de la rentrée.
- Oui, répond Bitabit d’un air perplexe.
- -A la sortie des cinés ce soir … rendez-vous … avec « les forces de l’ordre » !
Bitabit regarde son ami en souriant. La rencontre des gendarmes avec les étudiants qui sortent des cinémas est une coutume, un exercice de combat de rue, que les uns et les autres ont le souci de perpétuer. On irait voir n’importe quel navet pour s’offrir l’après-cinoche. Les jeunes gens y trouvent l’occasion de s’affranchir de la peur, ils apprennent à déchausser les gros pavés de l’avenue des Alliés, quant aux pandores, ils en profite pour effectuer diverses chorégraphies de la matraque auxquelles le commissaire de mise en scène ajoute les effets spéciaux des grenades lacrymogènes et la grande giclée des autopompes.
- C’est une tradition qui vaut bien le défilé de nos maîtres, dit Michou ; Je crois, mon vieux, que c’est la dernière édition. L’orsqu’on aura déménagé, il faudra inventer d’autres amusettes.

L’automobile reste toujours là, en face de la maison. Pour aller à l’usine, il fait comme les autres ouvriers, il enfourche sa bicyclette. A quoi bon rouler pour gaspiller de l’argent ? Marie-Thumas n’est pas loin, ni le marché où l’on va faire ses courses une fois par semaine. La voiture servira pour rentrer au pays pendant les vacances. (…) Il caresse le volent, pose la main droite sur le changement de vitesse, allume les phares puis les éteint. Comme il a envie d’entendre le ronron du moteur, il tourne la clef de contact. Contre toute attente l’auto fait un bond en avant et cogne le pare-chocs arrière de la voiture de monsieur Vanhove. Mohamed arrête le moteur.
Vanhove qui a enttendu le choc sort du salon un peigne à la main gauche, des ciseaux à la main droite. Il cour vers sa Ford, tâte la carrosserie arrière, s’accroupit, examine le pot d’échappement, constate qu’il n’y a pas le moindre dégât et se tourne vers son locataire.
- Faut apprendre à conduire, les autos ne sont pas des ânes. Heureusement, elle n’a rien …

- Quelle mascarade ! s’exclame Pavel. Je rêve ! Et les flics t’ont laissé entrer …
- - Je suis dévote, tu vois, fait Isabelle en montrant son accoutrement. Je fais partie du cercle de charité. Avec mes consœurs, nous venons en aide aux laissés pour compte, aux malheureux et même aux exilés sans scrupules. Tu entends, je sais très bien prendre l’accent de Leuven, changer d’âge et déjouer les soupçons de la police. (…)
Avec ses cheveux noués en chignon sous un fichu, une jupe démodée qui tombe sur les pieds, le teint pâle, Isabelle de Saint-Léger, venant du salon de coiffure Vanhove, avait traversé la place Foch à la nuit tombée, en mimant la démarche claudicante d’une dame âgée. Le dos légèrement vouté, appuyée sur un parapluie, elle s’était présenté au commissariat de police avec son cabas. « Je viens de l’église Saint-Pierre, une association d’aide aux immigrés … .

- Poussons-la contre le mur, dit Léon, demain je viendrai faire les raccords. C’est la première fois que j’installe une baignoire dans un grenier !
- Et une baignoire en fonte ajoute Robert. Elle ne bougera plus d’ici. Il faut s’appeler Vincent Estève pour avoir des idées pareilles !
- Il est capable de tout, déclare Léon, ; pour attirer une fille de Rio dans sa tanière … même de faire suer ses copains … Miranda a risqué sa vie dans cette expédition. On aurait lâché les pattes de l’animal, il se faisait écrabouiller … .
- Demain, dit Miranda en se tournant vers Vincent, tu pourras inviter Jacira à prendre un long bain dans une baignoire digne de Marie-Antoinette, avec de la mousse.

- Tu m’avoueras que ça fait désordre. D’ailleurs, savent-ils ce qu’ils veulent ? Toujours en goguette dans les rues et les cafés au lieu de suivre les cours. Et c’est ça l’élite de demain … des gens qui vont diriger le pays … . Ils ne savent même pas respecter le travail des autres, ces fils de bonne famille qui retourne chez papa maman chaque fin de semaine.
Il entre dans sa boutique en haussant la voix.
- Quand on est étudiant on étudie. On apprend son métier, c’est le principal. Moi, j’ai appris la coiffure, je suis barbier-coiffeur. On peut me regarder de haut, mais mon métier, je le connais.

Le coiffeur pousse un escabeau devant sa vitrine dont il entreprend le nettoyage. La devanture à l’enseigne de « Vanhove coiffeur, Hommes, Femmes, enfants » est barbouillée d’une substance jaunâtre et glaireuse.
- Tu vois dit Tatiana sur un ton moqueur, les étudiants ont voulu te faire un shampoing !
- Oui, bougonne le mari en faisant de grands gestes avec son éponge qui jette du savon partout, c’est gluant godferde… un shampoing aux œufs …
- Tu m’as toujours dit que c’est le meilleur !

L’éducation construit un surmoi qui veut tout régenter comme un despote, poursuit Michou sous un ton péremptoire. Le surmoi, si je l’écoute, il parle comme mon père ; il me reproche de ne pas avoir suivi les cours de droit et de finance, de ne pas m’intéresser à l’étude de notaire que mon oncle pourrait me transmettre … et pas de mésalliance hein fiston, tu épouseras une fille de bonne famille, etc, etc, … . Eh bien nenni.