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Citation de Partemps


Dieu sait quel jour de l’année — il faisait beau, ce qui ne distingue pas un jour dans l’année tahitienne — nous nous mîmes en tête, un matin, d’aller visiter des amis qui avaient leur case à dix kilomètres, à peu près, de la notre.

Partis à six heures, nous fîmes à la fraîche le chemin, assez vivement, puisque nous étions arrivés à huit heures.

Un ne nous attendait pas : grande joie, et, les embrassades terminées, on se mit, pour nous faire fête, en quête d’un petit cochon. Le meurtre fut accompli. Au cochon deux poules furent ajoutées. Une superbe pieuvre prise le matin-même, quelques taros et des bananes complétèrent le menu d’un repas copieux et appétissant.

Je proposai, pour attendre midi, d’aller aux grottes de Mara, que j’avais bien souvent vues de loin sans que jamais encore l’occasion se fût offerte de les visiter.

Trois jeunes filles, un jeune garçon, Téhura et moi, toute une petite bande joyeuse, nous eûmes bientôt brûlé l’étape.

Du bord de la route, on prendrait la grotte, presque entièrement cachée par des goyaviers, pour un simple accident du rocher, une fissure un peu plus nette que les autres. Mais écartez les branches, laissez-vous glisser d’un mètre en hauteur : plus de soleil, on est dans une sorte de caverne, dont le fond suggère l’idée d’une petite scène de théâtre, au plancher très rouge, distante, en apparence, d’une centaine de mètres. Sur l’une et l’autre parois, d’énormes serpents semblent s’allonger avec lenteur pour venir boire à la surface du lac intérieur : ce sont des racines qui se font jour dans les crevasses du roc.

— Si nous prenions un bain ?

On me répond que l’eau est trop froide ; puis, de longs conciliabules à l’écart, et des rires qui m’intriguent.

J’insiste : enfin, les jeunes filles se décident, quittent leurs légers vêtements, et les paréos à la ceinture, nous voilà tous à l’eau.

Ce n’est qu’un cri général :

— Toë toë !

L’eau clapote et ses bruits se répercutent en mille échos qui répètent : toë toë !

— Viens-tu avec moi ? dis-je à Téhura en lui montrant le fond.

— Tu es fou ? Là bas, si loin ! Et les anguilles ? On ne va jamais là.

Et ondulante, gracieuse, elle se jouait sur le bord, comme une jeune personne très fière de savoir si bien nager. Mais moi aussi, je sais très bien nager, et, quoiqu’il m’en coutât un peu de n’aventurer tout seul, je me dirigeai vers le fond. Par quel étrange phénomène de mirage semblait-il s’éloigner de moi à mesure que je m’efforçais de l’atteindre ? J’avançais toujours et, de chaque côté, les grands serpents me regardaient avec ironie. Un instant, je crus voir flotter une grosse tortue ; la tête émergea même de l’eau, et je distinguai deux yeux brillants et fixes qui me défilaient. Folies ! pensai-je : les tortues de mer ne séjournent pas dans l’eau douce. Pourtant (suis-je donc devenu vraiment un Maorie ?) j’ai des doutes et peu s’en faut que je frissonne. Qu’est-ce maintenant que ces ondulations larges, silencieuses, là, devant moi ? Les anguilles ! — Allons, il faut secouer cette impression paralysante de la peur !’

Je me laissai couler å pic pour toucher le fond. Mais il me fallut remonter sans y être parvenu. Du bord, Téhura me crie :

— Reviens

Je me retourne, et je la vois très loin, toute petite… Pourquoi la distance dans ce sens va-t-elle aussi à l’infini ? Téhura n’est plus qu’un point noir dans cercle lumineux.

Rageusement je m’obstine. Toute une demi-heure je nage : le fond m’apparaît toujours aussi loin !

Un point de repos, un petit plateau, quelconque, et au-delà encore un trou béant qui va… ou cela ? Mystère que je renonce renonce à approfondir.

Et je l’avoue enfin : j’ai vraiment peur.

Il me fallut une grande heure pour atteindre le but.

Téhura seule m’attendait. Ses compagnes, indifférentes, étaient parties.

Téhura fit une prière, et nous sortîmes de la grotte.

Je tremblais encore un peu — de froid. Mais au grand air j’achevai de reprendre possession de moi, surtout quand Téhura, avec un sourire où je crus démêler de la malice, me demanda :

— Tu n’as pas eu peur ?

Effrontément, je lui répondis :

— Nous autres Français, nous n’avons jamais peur.

Téhura ne manifesta ni pitié ni admiration. Mais je m’aperçus qu’elle m’épiait du coin de l’œil pendant que j’allais, à quelques de là, lui cueillir des tiaré odorantes pour les planter dans la brousse de ses cheveux.

La route était belle, la mer, superbe. En face de nous, Moréa dressait ses mornes altiers et grandioses.

Qu’il fait bon vivre ! Et de quel vaillant appétit on dévore, au retour d’un bain de deux heures, le petit cochon savamment préparé qui vous attend au logis !

Une grande noce eut lieu à Mataïéa, — la vraie noce, la noce religieuse et légale, que les missionnaires s’efforcent d’imposer aux Tahitiens convertis.

J’y fus invité, et Téhura y vint avec moi,

Le repas fait, à Tahiti — comme ailleurs, je crois — le fond de lu fête. À Tahiti, du moins, on déploie dans ces solennités le plus grand luxe culinaire. Petits cochons roiis sur des cailloux chauds, incroyable abondance de poissons, maïoré, bananes et goyaves, taro, etc.

La table, où un nombre considérable de convives étaient assis, avait été placée sous un toit improvisé, que décoraient gracieusement des feuilles et des fleurs.

Tous les parents et tous les amis des deux époux étaient là.

La jeune fille — l’institutrice de l’endroit, une demi-blanche — prenait pour époux un authentique Maorie, fils du chef du district de Punaauïa. Elle avait été élevée dans les « écoles religieuses » de Papeete, et l’évêque protestant, qui s’intéressait à elle, s’était personnellement entremis pour conclure ce mariage, que plusieurs trouvaient un peu hâtif. — Là bas, ce que missionnaire veut, Dieu le veut…

Toute une heure durant, on mange, on boit — beaucoup.

Après quoi commencent les discours. Ils sont nombreux. On les récite avec ordre et méthode, et c’est un concours d’éloquence très curieux.

Puis vient la question importante : quelle des deux familles donnera un nouveau nom à la mariée ? Cet usage national, qui date de toute antiquité, constitue une prérogative précieuse très enviée, très disputée. Il n’est pas rare que le débat, sur ce point, dégénère en bataille.

Il n’en fut rien, ce jour-là. Tout se passa gaiment, paisiblement. À vrai dire, la tablée était pas mal ivre. Ma pauvre vahiné elle-même (je ne pouvais la surveiller), entraînée par l’exemple, sortit de là ivre-morte, hélas ! et ce ne fut pas sans peine que je la ramenai au logis…

Au centre de la table, trônait la femme du chef de Punaauïa, admirable de dignité. Sa robe en velours orangé, prétentieuse et bizarre, lui donnait vaguement l’air d’une héroïne de foire.-Mais la grâce incorruptible de sa race et la conscience de son rang prêtaient à ces oripeaux je ne sais quelle grandeur. Dans cette tête tahitienne, aux fumets des mets, aux odeurs des fleurs de l’Île, la présence de cette femme majestueuse, d’un type très pur, ajoutait, me semblait-il, un parfum plus fort que les autres et dans lequel ils s’exaltaient tous.

À son côté se tenait une aïeule centenaire, affreuse de décrépitude et que la double rangée intacte de ses dents de cannibale rendait encore plus horrible. Elle s’intéressait peu à ce qu’on faisait autour d’elle, immobile, rigide, presque une momie. Mais sur sa joue un tatouage, une marque sombre, indécise dans sa forme qui rappelait le style d’une lettre latine, parlait à mes yeux pour elle et me contait son histoire. Ce tatouage là ne ressemblait en rien à ceux des sauvages : il était sûrement fait de main européenne.

Je m’informai.

Autrefois, me dit-on, les missionnaires, sévissant contre la luxure, signaient certaine femmes d’un signe d’infamie, d’un « sceau de l’enfer », — ce qui les couvrait de honte : non point à cause du péché commis, mais à cause du ridicule et de l’opprobre d’une telle « marque de distinction ».

Je compris, ce jour-là, mieux que je n’avais jamais fait, la défiance des Maories vis-à-vis des Européens, défiance qui persiste aujourd’hui encore, toute tempérée qu’elle est, du reste, par les généreux et hospitaliers instincts de l’âme océanienne.

Que d’années entre l’aïeule marquée par le prêtre et la jeune fille mariée par le prêtre ! La marque reste, indélébile, attestant la défaite de la race qui la subit et la lâcheté de la race qui l’infligea.

Cinq mois plus tard, la jeune mariée mit au monde un enfant bien conforme. Fureur des parents, qui demandent la séparation. La jeune homme s’y opposa :

— Puisque nous nous aimons, qu’importe ? N’est-il pas dans nos usages d’adopter les enfants des autres ? j’adopte celui-ci.

Mais pourquoi donc l’évêque s’était-il tant remué pour hâter la cérémonie du mariage ? On en jasa. Les mauvaises langues insinuaient que… Il y a des mauvaises langues même à Tahiti.
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